Il n’était plus temps de changer de cap. Les deux bateaux étaient si proches que le faux lord Prestimion aurait aisément pu les envoyer par le fond si tel avait été son bon plaisir. Mais il devait être ce soir-là en bonne disposition. Quand le trappagasis longea l’étrave du grand navire par tribord, le prétendu lord Prestimion baissa les yeux ; son regard croisa celui du Coronal et les deux hommes se contemplèrent longuement. Puis le Prestimion richement vêtu sourit du haut du pont au Prestimion à l’humble habillement du petit bateau, comme il arrive qu’un monarque sourie à un homme du peuple, et inclina la tête avec une courtoisie princière ; la main qui sortit de son pourpoint serrait un petit sac arrondi de velours vert qu’il lança d’un geste désinvolte dans la direction de Prestimion.
Le Coronal était trop sidéré pour tendre la main, mais Septach Melayn, aux réflexes vifs comme l’éclair, se pencha pour saisir prestement au vol le petit sac rebondi, juste avant qu’il tombe dans la rivière. Le grand voilier poursuivit majestueusement sa route, laissant dans son sillage le petit bateau du Skandar au milieu du chenal, ballotté par les ondulations de l’eau.
Le long silence stupéfait qui s’installa sur le trappagasis fut rompu par la voix basse et monotone du Skandar qui récitait une prière de remerciement pour son bateau qui avait échappé à la destruction.
— Par Bythois et Sigei ! s’écria soudain Prestimion d’une voix vibrante de rage. Il m’a lancé de l’argent ! Il m’a lancé une bourse pleine de pièces ! À moi ! Pour qui me prend-il ?
— Il ne pouvait deviner qui vous êtes, monseigneur, fit Septach Melayn. Quant à savoir pour qui il se prend…
— Que Remmer s’empare de son âme !
— Ha ! monseigneur ! lança Gialaurys en se tortillant les doigts. Vous ne devriez pas invoquer ces grands démons, même en plaisantant.
— Oui, Gialaurys, je sais, fit Prestimion avec un petit signe de tête conciliant.
Ces noms redoutables n’étaient que des mots pour lui, de simples imprécations vides de sens. Il n’en allait pas de même pour Gialaurys.
Sa flambée de colère commençait à retomber. C’était trop extravagant pour représenter une menace sérieuse, mais il devait savoir à quoi s’en tenir.
— Ce sont de vraies pièces, au moins ? reprit-il en se tournant vers Septach Melayn.
— Elles paraissent on ne peut plus vraies, répondit Septach Melayn en montrant sa main remplie d’espèces. Des pièces de dix couronnes pour une valeur de deux ou trois royaux. Tu veux les voir ?
— Donne-les au batelier, fit Prestimion. Et demande-lui de nous conduire à terre, sur la rive droite. C’est là que devrait vivre Simbilon Khayf, non ? Qu’il nous débarque au quai le plus proche de la maison de Simbilon Khayf.
— Simbilon Khayf ? Tu as l’intention de rendre visite à Sim…
— Il est, si j’ai bien compris, le banquier le plus prospère de Stee. Tout homme assez fortuné pour lancer une bourse remplie de pièces de dix couronnes à des inconnus croisés sur un bateau doit être connu de Simbilon Khayf. Il sera certainement en mesure de nous dire qui est ce fier marin.
— Mais, Prestimion, le Coronal ne peut pas s’imposer chez un particulier, fut-il aussi riche que Simbilon Khayf, sans l’avoir dûment prévenu de son arrivée. Une visite officielle exige en tout état de cause d’être soigneusement préparée. Tu ne t’imagines pas que tu peux débarquer chez quelqu’un sans prévenir. « Bonjour, Simbilon Khayf, je me trouvais par hasard à Stee et j’aimerais vous poser quelques questions à propos de…»
— Non, non, coupa Prestimion. Nous ne lui dirons pas qui nous sommes. Imagine qu’il y ait une sorte de conspiration et qu’il trempe dedans. Autant que nous sachions, ce faux Prestimion pourrait être son cousin ; si nous nous présentons sous notre véritable identité, on n’entendra plus parler de nous. Non, Septach Melayn, nos déguisements sont parfaits aujourd’hui : nous nous présenterons comme de modestes commerçants venant demander un prêt. Et lui raconter ce qui vient de nous arriver pour voir ce qu’il en pense.
— Mon père va bientôt descendre, déclara la charmante jeune fille brune qui les avait reçus dans le petit salon du rez-de-chaussée de l’hôtel particulier de Simbilon Khayf. Désirez-vous un peu de vin, messieurs. Nous apprécions dans cette maison le vin de Muldemar ; des chais de la propre famille de lord Prestimion, s’il faut en croire mon père.
Elle s’appelait Varaile. Prestimion, qui l’observait à la dérobée de son siège, dans un angle de la pièce imposante, ne parvenait pas à comprendre comment un homme aux traits aussi grossiers et à l’aspect aussi désagréable que Simbilon Khayf, quelqu’un qui n’était guère plus gracieux qu’un Hjort, avait pu engendrer une fille d’une si grande beauté.
Car elle était belle. Pas de la mystérieuse et délicate beauté de Thismet qui était petite, très petite, avec des membres minces, une taille d’une stupéfiante finesse et des hanches d’une saisissante rondeur. Varaile avait des traits admirablement dessinés, des yeux sombres et ardents, pétillants de malice dans un visage aussi pâle que celui de la Grande Lune et une peau d’une blancheur sans pareille.
Bien plus grande que Thismet, presque autant que Prestimion, la jeune fille n’avait pas cet air d’apparente fragilité masquant une grande énergie nerveuse qui rendait la beauté de la princesse si extraordinaire. Il émanait de Thismet un rayonnement dont la fille de Simbilon Khayf était dépourvue et elle n’avait pas dans ses mouvements la calme et majestueuse assurance de Thismet.
Ces comparaisons, il le savait, étaient injustes. Fille de Coronal, Thismet avait été élevée au milieu de l’apparat du pouvoir suprême. Sa vie à la cour l’auréolait d’une majestueuse dignité qui ne pouvait que mettre en valeur la perfection naturelle de ses formes. Et de la manière la plus incontestable qui soit, Varaile était, dans son genre, une femme d’une exceptionnelle beauté, raffinée, élégante et bien faite. Une femme – une jeune fille, plutôt – qui semblait très sereine, étonnamment gracieuse et dotée d’une rare assurance.
Prestimion s’étonna d’éprouver une telle fascination pour elle.
Lui qui pleurait encore son amour disparu. Il ne lui avait été donné de vivre avec Thismet que quelques trop courtes semaines de folle passion, à la veille de la bataille décisive de Thegomar Edge – avec celle qui avait été son ennemie la plus puissante, jusqu’à ce qu’elle abandonne son frère stupide et inepte pour venir se ranger dans le camp de Prestimion –, avant qu’elle lui soit enlevée au moment où la vie s’ouvrait devant eux. On ne se remettait pas facilement d’une telle perte.
Il arrivait même à Prestimion de penser qu’il n’y parviendrait jamais. C’est à peine s’il avait regardé une femme depuis la mort de Thismet et il avait chassé de son esprit toute idée de relation avec une autre, aussi superficielle qu’elle soit.
Mais là, en acceptant la coupe de vin que lui tendait Varaile – le vin généreux du vignoble familial, mais elle ne pouvait le savoir –, il leva les yeux vers la jeune fille et croisa son regard ; n’était-ce pas un petit frisson qu’il sentit courir le long de sa colonne vertébrale, un frémissement infime d’intérêt, de désir peut-être ?…
— Comptez-vous rester longtemps à Stee ? demanda-t-elle d’une voix grave pour une femme, riche, résonnante, musicale.
— Un ou deux jours, pas plus. Nos affaires nous conduisent ensuite à Hoikmar et après, je pense, à Minimool, à moins que ce ne soit l’inverse. Puis nous regagnerons notre bonne ville de Gimkandale.
— Ah ! Vous êtes tous trois de Gimkandale ?
— Moi, oui ; Simrok Morlin aussi. Notre associé, Gheveldin – Prestimion se tourna vers Gialaurys –, est, lui, originaire de Piliplok.