Impossible de masquer l’accent prononcé de Gialaurys chez qui on reconnaissait d’emblée un homme de l’est de Zimroel ; inutile de feindre quand ce n’était pas nécessaire.
— Piliplok ! s’écria Varaile, une lueur d’envie dans les yeux. J’ai tellement entendu parler de cette ville où les rues sont toutes droites et s’étirent à perte de vue ! Piliplok et Ni-moya, bien sûr, Pidruid et Narabal… Tous ces noms sont pour moi comme une légende. Je me demande si je les visiterai un jour. Zimroel est si loin.
— Oui, damoiselle, le monde est vaste, fit onctueusement Septach Melayn en fixant sur elle le regard grave de celui qui émet des pensées profondes. Mais les voyages sont choses merveilleuses. Je suis moi-même allé jusqu’à Alaisor, à l’ouest, et Bandar Delem, au nord ; un jour, j’embarquerai pour Zimroel. Êtes-vous jamais allée à Gimkandale, damoiselle ? poursuivit-il avec un petit sourire égrillard. Je prendrais beaucoup de plaisir à vous montrer ma cité, si jamais l’envie vous venait de la visiter.
— Ce serait merveilleux, Simrok Morlin !
Prestimion ne put se retenir de lancer à Septach Melayn un regard ébahi. À quoi jouait-il ? Proposer à la jeune fille une visite guidée de Gimkandale ? Et avec ce sourire charmeur ! Ils étaient dans cette maison pour solliciter un prêt, pas pour faire leur cour. Depuis quand Septach Melayn se montrait-il galant auprès d’une femme, même une femme aussi belle ? Non sans étonnement, Prestimion se demanda si ce n’était pas une pointe de jalousie qu’il éprouvait.
La fille de Simbilon Khayf les resservit. Prestimion remarqua qu’elle remplissait généreusement les coupes de la coûteuse boisson ; il est vrai que l’argent coulait à flots dans cette maison. Depuis leur arrivée, ils avaient vu des ornements et un ameublement dignes du Château ; des portes sombres de bois de thuzna incrusté de fils d’or, une entrée d’une opulence royale, où un jet d’eau parfumée en forme d’éventail jaillissait jusqu’au plafond d’une fontaine dodécagonale revêtue de carreaux rouges bordés de turquoise. Sans parler du salon où ils se trouvaient, avec ses luxueux tapis à points noués de Makroposopos et ses coussins de brocart ouvragé. Et ce n’était que le rez-de-chaussée d’une maison qui comptait quatre ou cinq étages. Tout donnait l’impression d’avoir été assemblé depuis à peine quelques années, mais celui qui s’était chargé de l’ameublement et de la décoration avait fait du très beau travail.
— Ah ! fit Varaile. Voici mon père.
Elle frappa dans ses mains ; une porte s’ouvrit aussitôt sur sa gauche et un domestique en livrée entra, portant un siège si richement incrusté de pierres précieuses et de métaux rares qu’on eût dit un trône. Au même moment, Simbilon Khayf entra d’un pas vif par une porte dans le mur opposé du salon. Il salua ses hôtes d’une courte inclination de tête et prit place sur le noble siège qu’on lui avait apporté. Il était encore plus laid que dans le souvenir de Prestimion qui l’avait aperçu pendant les fêtes du couronnement : un petit homme au visage dur, au gros nez, aux lèvres minces et cruelles, dont le trait le plus frappant était une masse démesurément haute de cheveux argentés qui formaient un amoncellement ridicule au sommet de son crâne. Il portait des vêtements prétentieux, trop habillés pour la circonstance : un pourpoint bordeaux rehaussé de fils de métal étincelants sur des chausses bleues ajustées, passementées de satin rouge.
— Alors ? fit-il en se frottant les mains, le geste involontaire peut-être d’un commerçant avide flairant une bonne affaire. Il semble y avoir eu un malentendu à propos de ce rendez-vous. Je vous le dis tout net, je n’ai aucun souvenir d’avoir accepté de recevoir chez moi, ce soir, trois marchands de Gimkindale. Mais je ne suis pas arrivé où je suis en refusant par vanité une honnête transaction. Je suis à votre service, messieurs… Ma fille vous a bien traités, j’espère ?
— Merveilleusement, monsieur, répondit Prestimion en levant sa coupe. Ce vin est… le meilleur que j’aie jamais goûté !
— Il vient des propres chais du Coronal, déclara Simbilon Khayf. Les meilleures vignes de Muldemar ; nous ne buvons rien d’autre.
— C’est un sort enviable, fit gravement Prestimion. Permettez-moi de me présenter : mon nom est Polivand. Mon associé de gauche s’appelle Simrok Morlin, l’autre, Gheveldin, est un homme de Piliplok.
Il s’interrompit ; il percevait une certaine tension. Simbilon Khayf avait pris part au banquet du couronnement ; comme il se trouvait en compagnie du comte Fisiolo, il devait être assis assez près de l’estrade d’honneur. Se pouvait-il que l’idée se fasse jour en lui que les trois commerçants installés dans son salon étaient en réalité le Coronal lord Prestimion, le Haut Conseiller Septach Melayn et le Grand Amiral Gialaurys portant tous des déguisements ridicules ? S’il les avait reconnus malgré leurs postiches, s’apprêtait-il à lancer quelque question stupide sur la raison de cette étonnante tentative de supercherie ? Ou attendrait-il pour laisser au Coronal le temps de montrer son jeu ?
Il n’en donna pas la moindre indication. Il affichait sa suffisance et donnait même l’impression de s’ennuyer légèrement, comme pouvait le faire un homme de sa stature dans le monde des affaires lorsqu’il se trouvait en présence d’un trio de moins que rien ni invités ni attendus. Soit Simbilon Khayf était un acteur de talent – ce qui était tout à fait concevable étant donné l’ascension vertigineuse qui avait fait de lui un homme si riche en quelques années –, soit il était convaincu que ses visiteurs n’étaient rien d’autre que ce qu’ils prétendaient être, des hommes d’affaires sérieux de Gimkandale ayant une proposition à lui soumettre et qu’ils avaient un rendez-vous qui lui était sorti de l’esprit.
— Voulez-vous que j’explique pourquoi nous sommes ici, reprit benoîtement Prestimion. Nous avons mis au point, voyez-vous, une machine pour tenir la comptabilité et effectuer différentes opérations financières d’une société, une machine bien plus efficace et rapide que celles qui sont aujourd’hui sur le marché.
— Vraiment ? fit Simbilon Khayf, sans manifester beaucoup de curiosité.
Il posa les mains sur son ventre, croisa les doigts. Ses yeux, froids et désagréables, commencèrent à se couvrir d’un voile. Il avait à l’évidence évalué instantanément les possibilités offertes par la proposition des visiteurs et n’y trouvait pas un grand intérêt.
— La demande sera énorme quand notre machine arrivera sur le marché, poursuivit Prestimion avec ferveur. Si forte qu’il faudra emprunter un capital considérable pour financer le développement de notre fabrique. Par conséquent…
— Oui, je vois la suite, coupa Simbilon Khayf. Vous avez naturellement apporté un modèle en état de marche de cette machine ?
— Oui, nous en avions un, répondit Prestimion en prenant une expression affligée. Mais un accident malheureux sur la rivière…
Septach Melayn prit le relais.
— Le bateau que nous avions loué pour nous conduire du quai Vildivar à un ponton plus proche de votre domicile a bien failli se retourner dans une collision que nous avons évitée de justesse avec un grand voilier qui a foncé droit sur nous sans nous laisser la place, pas la plus petite place pour nous écarter.
Il s’exprimait avec un tel sérieux provincial que Prestimion dut se retenir pour ne pas éclater de rire.
— Nous aurions pu nous noyer, monsieur ! Nous nous sommes accrochés à nos sièges pour rester sur le pont et nous avons échappé à la noyade ; mais deux de nos bagages sont passés par-dessus bord. Un des deux, je suis au regret de le dire…
— … contenait le modèle de votre machine, acheva Simbilon Khayf d’une voix où il n’y avait guère de sympathie. Je vois : une perte regrettable… À vous entendre, poursuivit-il avec un petit rire, je pense que vous avez rencontré notre Coronal dément. Un grand navire d’un luxe ridiculement tapageur, avec des lumières partout, qui a essayé de vous envoyer par le fond au milieu de la rivière ?