— Oui ! s’écrièrent en même temps Prestimion et Gialaurys. Oui, monsieur, c’est ça !
— En effet, ajouta Septach Melayn. À un mètre près, notre bateau volait en éclats. Il se serait brisé en mille morceaux !
— Le Coronal est fou, c’est ce que vous venez de dire ? demanda Prestimion, avec une expression de vive curiosité. Je ne comprends pas bien, je le crains, le sens de cette phrase. Le Coronal est certainement, au moment où nous parlons, dans son Château, au sommet du Mont, et rien ne nous autorise à croire que son cerveau soit dérangé en aucune manière. Ce serait terrible pour nous tous si le nouveau Coronal devait…
— Vous comprenez, j’espère, glissa Varaile, que mon père ne parle pas de lord Prestimion. Comme vous l’avez dit, il y a toutes les raisons de croire que lord Prestimion est aussi sain d’esprit que vous et moi. Non, le fou dont il parle est quelqu’un d’ici, un jeune parent de notre comte Fisiolo, qui, depuis quelques semaines, a totalement perdu la raison. Les exemples de troubles mentaux sont légion à Stee, depuis quelque temps. Nous avons eu nous-mêmes un dramatique accident, il y a un ou deux mois. Une femme de chambre qui a perdu la tête et s’est jetée par la fenêtre, tuant deux personnes qui passaient à ce moment-là…
— C’est affreux ! fit Septach Melayn en affectant une attitude horrifiée.
— Ce parent du comte, poursuivit Prestimion, est donc le jouet d’une illusion ? Il s’imagine être notre nouveau Coronal ?
— Précisément, fit Varaile. Et qu’il peut en conséquence faire tout ce qui lui plaît, comme si le monde lui appartenait.
— Sa place est au fond d’un cachot, affirma catégoriquement Gialaurys, quels que soient ses liens de parenté avec le comte. On ne devrait pas le laisser mettre en danger la vie d’innocents voyageurs !
— Je suis tout à fait de votre avis, déclara Simbilon Khayf. Il y a de graves perturbations du commerce fluvial depuis qu’il descend et remonte la rivière sur son grand voilier. Mais le comte Fisiolo qui est, je dois vous le dire, un ami très cher, fait montre d’une grande clémence à l’endroit du jeune homme, le fils du frère de son épouse. Il s’appelle Garstin Karsp et son père Thiwid est mort brusquement il y a peu, alors qu’il était en pleine santé. Cette perte prématurée a porté un coup terrible à la raison du jeune homme et quand la nouvelle s’est répandue que le vieux Pontife venait lui aussi de rendre l’âme et que Prestimion succéderait à lord Confalume sur le trône du Coronal, Garstin Karsp a fait courir le bruit que Prestimion n’était pas un homme de Muldemar comme on le disait généralement, mais qu’il résidait à Stee. Il a ensuite fait savoir qu’il était lui-même Prestimion et que le nouveau Coronal établissait sa capitale à Stee, comme l’avait fait lord Stiamot dans un passé reculé.
— Et cette revendication est bien accueillie ici ? demanda Septach Melayn.
— Par des gens très simples, j’imagine, répondit le banquier avec un petit haussement d’épaules. La plupart de mes concitoyens ont compris que le chagrin a rendu fou le fils de Thiwid Karsp.
— Le pauvre, fit Septach Melayn en se signant.
— Pas si pauvre, pas si pauvre ! Je suis le banquier de la famille et je ne trahis pas un secret en révélant que les coffres des Karsp regorgent de pièces de cent royaux de la même manière que le ciel regorge d’étoiles. Garstin Karsp a dépensé une petite fortune pour son navire. Et il a recruté un équipage pléthorique pour naviguer de nuit sur la rivière en semant la terreur chez les bateliers. Il lui arrive, certains soirs, de lancer une bourse bien remplie sur les embarcations qu’il croise ; d’autres fois, il fonce droit sur les bateaux, comme s’ils n’étaient pas visibles. Comme on ne peut savoir dans quelle disposition il sera, tout le monde s’écarte précipitamment à l’approche de son navire.
— Et le comte continue de l’épargner ? fit Prestimion.
— Par pitié : le jeune homme a tellement souffert de la mort de son père.
— Et les bateliers dont il détruit le gagne-pain ? Ne souffrent-ils pas ?
— J’ai cru comprendre qu’ils étaient dédommagés par le comte.
— Nous avons perdu des bagages. Serons-nous dédommagés aussi ? Devons-nous en appeler au comte ?
— Peut-être devriez-vous le faire, répondit Simbilon Khayf, légèrement surpris par la vigueur des propos de Prestimion, qui semblait indiquer que l’homme n’était pas aussi humble qu’il l’avait montré jusqu’alors.
— Je suis tout à fait de votre avis. On ne peut laisser cette situation se prolonger indéfiniment. Jusqu’à présent, personne ne s’est noyé, mais cela ne saurait tarder. Fisiolo dira au jeune homme qu’il est temps de mettre fin à cette mascarade, il l’enverra discrètement se faire soigner quelque part et tout redeviendra normal sur la Stee.
— Je prie pour qu’il en soit ainsi, fit Septach Melayn.
— Dans l’immédiat, poursuivit Simbilon Khayf, il semble que nous ayons notre propre Coronal à Stee. Il est ce qu’il est, voilà tout. Comme ma fille l’a mentionné, bien des choses vont de travers aujourd’hui. L’accident malheureux qui a frappé notre maison en est la preuve.
Le banquier se leva de son petit trône ; l’entretien, à l’évidence, touchait à sa fin.
— Je regrette le désagrément dont vous avez été victime, reprit-t-il d’une voix où ne perçait pas la plus petite trace de regret. Ayez la bonté de revenir avec un autre modèle de votre machine en prenant rendez-vous avec mon personnel et nous envisagerons de placer des capitaux dans votre société. Bonsoir, messieurs.
— Veux-tu que je les reconduise, père ? demanda Varaile.
— Gawon Barl s’en chargera, répondit le banquier en frappant dans ses mains pour appeler le domestique qui avait apporté son siège.
— Nous savons au moins qu’il n’y a pas de complot dans cette cité pour me renverser, fit Prestimion quand ils furent sortis. Ce n’est qu’un cinglé fortuné à qui le comte Fisiolo passe ses folies. Il y a de quoi être soulagé, non ? Nous ferons savoir à Fisiolo à notre retour que les folles expéditions sur la rivière du jeune Karsp doivent cesser. Et qu’il n’est plus question de le laisser dire qu’il est lord Prestimion.
— Tant de folie partout, murmura Septach Melayn. Que peut-il donc se passer ?
— Avez-vous remarqué, glissa Gialaurys, que nous étions simplement venus solliciter un prêt et qu’il a parlé de « placer des capitaux » ? Si nous avions réellement une société produisant quelque chose qui ait une certaine valeur, il en prendrait rapidement le contrôle, soyez-en sûrs. Je comprends mieux maintenant pourquoi il a amassé en si peu de temps une telle fortune.
— Les gens de son espèce n’ont pas la réputation d’être tendres en affaires, déclara Prestimion.
— Oui, mais sa fille ! s’écria Septach Melayn. Ah ! sa fille ! Voilà une jeune fille de bonne famille pour toi !
— Elle t’a fait une grosse impression, n’est-ce pas ? demanda Prestimion.
— À moi ? Dans l’abstrait, oui ; je réagis à la beauté et à la grâce quand je les rencontre. Mais tu sais que je n’ai guère de désir pour la compagnie des femmes. Je croyais que ce serait toi, Prestimion, qui chanterais ses louanges en quittant cette maison.
— Elle est très belle, j’en conviens. Et très bien élevée pour la fille d’un rustre d’une telle laideur. Mais j’ai en ce moment d’autres préoccupations en tête que la beauté des femmes, mon ami. Le procès du Procurateur, pour commencer. Les famines dans les régions sinistrées par la guerre. Et tous ces étranges cas de folie qui ne cessent de s’amonceler. Le parent du comte Fisiolo, cet autre lord Prestimion, qu’on laisse répandre la terreur sur la rivière ! Qui est le plus fou des deux, je m’interroge, entre le jeune homme qui prétend être moi et Fisiolo qui lui passe tous ses caprices ?… Allez, mettons-nous en quête d’une hostellerie. Et, demain matin, en route pour Hoikmar, d’accord ? Nous y trouverons peut-être trois Prestimion entourés de leur cour.