Le vieillard regarda avec stupéfaction Septach Melayn compter cinq pièces de dix couronnes et les lui tendre. Il les prit, les glissa dans une ceinture, sous ses vêtements. Puis ses yeux rusés s’écarquillèrent et une expression qui pouvait être de la peur passa sur son visage.
— Il faut toujours donner quelque chose contre de l’argent, fit-il en prenant trois pièces dans son propre tas.
Saisissant de nouveau Prestimion par le poignet, le pauvre hère les fourra dans la paume de sa main et s’éloigna rapidement en serrant la cassette sur sa poitrine osseuse.
— Quelle étrange affaire ! murmura Prestimion.
L’odeur âcre des guenilles du vieux fou flottait encore dans l’air. Prestimion toucha précautionneusement les pièces du bout des doigts et les retourna.
— Ils ont vraiment une drôle d’allure, fit-il en examinant les effigies. Nous avons ici Kanaba et lord Sirruth, je crois, Guadeloom et lord Calintane et sur celle-ci… Non, je n’arrive pas à lire les noms. Peu importe. Tiens, poursuivit-il en tendant les trois pièces à Septach Melayn, je te les confie.
Et ils se remirent en route.
— Deux cents couronnes pour toute la cassette, reprit Prestimion au bout d’un moment. Il aurait pu demander vingt fois plus. Crois-tu que c’était un imbécile, un voleur ou un fou ?
— Pourquoi pas les trois, fit Septach Melayn.
Ils oublièrent l’incident et passèrent deux journées de plus dans la languide Hoikmar, faisant la tournée des tavernes et des marchés de cette paisible cité bâtie au bord d’un lac. Deux autres incidents troublants perturbèrent la tranquillité d’esprit des visiteurs. Une femme squelettique, aux traits accusés et au regard vide aborda Septach Melayn dans la rue principale ; elle jeta sur ses épaules une coûteuse étole écarlate de peau de gebrax en murmurant que le Pontife lui avait commandé de lui en faire présent. Sur ce, elle tourna les talons et se perdit aussitôt dans la foule des passants. Le même jour, un peu plus tard, tandis qu’ils achetaient sur la grand-place des saucisses grillées à un Lii, un homme d’âge mûr, bien habillé, qui faisait tranquillement la queue derrière eux – un homme qui aurait pu être un professeur d’université ou le propriétaire d’une bijouterie prospère –, se mit soudain à crier à tue-tête que le Lii vendait de la viande empoisonnée. Forçant le passage à coups d’épaule, il renversa la voiture à bras, faisant voler en tous sens des braises et des brochettes de saucisses à moitié cuites avant de s’éloigner à grands pas en marmonnant avec fureur.
Deux incidents inquiétants. En quittant le Château avec ses compagnons sous un déguisement, le but de Prestimion avait été de voir de ses propres yeux l’autre face de la vie de Majipoor, celle que les fastes de la cour et la noblesse dorée ne pouvaient lui montrer. Mais il ne s’attendait pas à trouver tant de choses étranges et inquiétantes, une telle abondance de comportements irrationnels.
Il se demanda s’il en était toujours allé ainsi dans les cités : accès de démence, manifestations publiques de bizarrerie. Ou bien, comme Septach Melayn l’avait laissé entendre, s’agissait-il d’une sorte de contrecoup de l’effacement des souvenirs de la guerre sur les esprits les plus sensibles et les plus vulnérables ? Quoi qu’il en soit, l’idée était désagréable. Mais Prestimion se sentait particulièrement alarmé par la possibilité qu’il pût être lui-même, dans son désir de guérir radicalement les blessures que l’usurpation de Korsibar avait infligées à la planète, responsable de cette épidémie de folie, de ces étranges dérangements d’esprit qui se propageaient comme un fléau et dont la virulence semblait augmenter de semaine en semaine.
À Minimool, la Cité Tutélaire voisine, il lui fut donné d’observer d’autres manifestations. Deux jours lui suffirent amplement.
Il avait entendu dire que Minimool était une ville à l’apparence caractéristique et saisissante ; dans la disposition qui était la sienne, il la trouva étrangement oppressante. La cité était composée de groupes serrés de hautes et étroites constructions, aux murs blancs, aux toits noirs et aux fenêtres minuscules, pressées les unes contre les autres comme des lances en faisceau. Des rues à la pente vertigineuse, guère plus larges que des ruelles, couraient entre les groupes de bâtiments. Là aussi Prestimion entendit des rires suraigus jaillissant par les fenêtres ouvertes, là aussi il vit plus d’une personne allant par les rues, l’expression figée et le regard vitreux. Il heurta dans une porte cochère une femme dans tous ses états et follement pressée, qui éclata en sanglots incoercibles et fila aussitôt à toutes jambes.
Son sommeil aussi fut entrecoupé de rêves inquiétants. Dans l’un d’eux le mendiant à la cassette d’Hoikmar s’avançait vers lui avec un sourire mauvais découvrant ses chicots, ouvrait le coffret et versait sur lui une pluie de pièces, des centaines, des milliers de pièces, jusqu’à ce qu’il soit à moitié enseveli sous cet amoncellement Prestimion s’éveilla, tremblant, en sueur ; il se rendormit et fit un autre rêve dans lequel il se tenait au lever du soleil, en compagnie de Thismet, au bord d’un lac ravissant aux eaux nacrées, admirant paisiblement un ciel strié de traînées rose et émeraude, quand la brune fille de Simbilon Khayf, surgissant à leurs côtés, poussait Thismet – qui n’émit pas un son et n’offrit aucune résistance – dans le lac où elle disparut sans laisser la moindre trace. Cette fois, Prestimion se réveilla en poussant un cri déchirant ; Septach Melayn, qui occupait le lit voisin dans l’hostellerie où ils passaient la nuit, le saisit par les avant-bras et ne relâcha son étreinte que lorsqu’il fut calmé.
Il ne put retrouver le sommeil cette nuit-là à Minimool. De loin en loin, un frisson d’angoisse parcourait son corps ; à un moment, juste avant le lever du jour, il eut le sentiment que la folie générale, dans sa terrible contagion, le frappait à son tour et s’emparait de son être. Il parvint à chasser ces pensées. Jamais il ne se laisserait atteindre par ce mal, quelle qu’en soit la nature. Mais le peuple ! Le monde !
— Je pense en avoir assez vu, déclara Prestimion le lendemain matin. Nous rentrons au Château.
Bien des choses, à l’évidence, allaient de travers dans la vie de tous les jours de la population. Dès son retour, Prestimion donna des instructions pour accélérer les préparatifs de sa visite officielle dans les cités du Mont. Plus d’expéditions en tapinois, plus de fausses barbes ni de vêtements miteux. C’est en grand appareil que le Coronal lord Prestimion se rendrait dans six ou sept des Cinquante Cités, choisies parmi les plus importantes, pour s’entretenir avec les ducs, les comtes et les maires afin de prendre la mesure de la crise qui semblait s’étendre si rapidement sur la planète dès les premiers mois de son règne.
Mais d’abord, il convenait de trouver une solution, quelle qu’elle soit, au problème de la captivité prolongée de Dantirya Sambail.
Il se rendit chez le mage Maundigand-Klimd qui avait porté ses pénates de l’autre côté de la Cour Pinitor, dans l’appartement qui était celui de Korsibar avant qu’il s’empare du trône. Prestimion croyait trouver les lieux croulant sous la panoplie ésotérique d’un sorcier, cartes astrologiques aux murs, piles d’énigmatiques ouvrages reliés cuir remplis d’évocations magiques, mystérieux instruments du genre de ceux qu’il avait vus chez Gominik Halvor, le maître en sorcellerie auprès de qui, pendant son séjour à Triggoin, il s’était initié aux arts occultes : phalangaria et ambivials, hexaphores et ammatepilas, sphères armillaires, astrolabes et alambics.
Mais il n’y avait rien de tout cela. Prestimion ne vit que quelques petits objets d’aspect peu important disposés au petit bonheur sur la tablette supérieure d’une étagère en bois brut qui ne contenait rien d’autre. Leur utilité lui était inconnue ; peut-être s’agissait-il de machines à calculer ou d’appareils ayant une simple fonction arithmétique, pas très différents de ceux que Prestimion avait prétendu vouloir commercialiser chez le banquier Simbilon Khayf. Ou encore de ces petits instruments de géomancie qu’il avait vus sur les étals du marché de minuit de Bambifale, le soir où il avait fait la connaissance de Maundigand-Klimd et que le Su-Suheris avait qualifié avec mépris d’inutiles et sans valeur. Prestimion décida que c’était peu vraisemblable. Mais il fut surpris par tant d’austérité.