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Maundigand-Klimd avait meublé l’appartement d’une manière spartiate. Dans la pièce principale Prestimion vit un de ces filets suspendus que les Su-Suheris utilisaient comme lit, deux sièges destinés aux visiteurs humains et une petite table sur laquelle étaient disséminés une poignée de livres et quelques brochures apparemment peu importantes. Il semblait y avoir peu de chose, voire rien dans les autres pièces ; les vieux murs de pierre étaient dépourvus de tout ornement. L’impression qui se dégageait de l’appartement était celle d’un lieu stérile, à donner le frisson.

— Ce voyage a été de nature à vous troubler, dit aussitôt le mage.

— Vous voyez cela, n’est-ce pas ?

— Il n’est pas besoin d’être un maître des arts divinatoires pour le voir, monseigneur.

— Est-ce donc si apparent ? fit Prestimion avec un pauvre sourire. Oui, je suppose. J’ai vu des choses que j’aurais préféré ne pas voir et fait des rêves que j’aurais préféré ne pas faire. C’est exactement ce que l’on m’avait dit, Maundigand-Klimd : la folie est là. Bien plus répandue que je ne l’avais imaginé.

Pour toute réponse, le Su-Suheris lui adressa un double hochement de tête déconcertant.

— Il y a des gens qui marchent dans la rue comme des somnambules, qui rient tout seuls, qui pleurent ou qui crient. Un parent du comte Fisiolo de Stee se fait passer pour lord Prestimion et envoie par le fond, quand l’envie lui en prend, les bateaux qui ont le malheur de croiser sa route sur la rivière. À Hoikmar…

Il avait sur lui les trois pièces que le mendiant lui avait glissées dans la main en le quittant ; il les posa devant Maundigand-Klimd.

— Je les tiens d’un pauvre vieux fou qui tenait absolument à nous vendre contre quelques couronnes une cassette bourrée de bons royaux d’argent. Regardez bien, Maundigand-Klimd : ces pièces ont plusieurs milliers d’années. Voici lord Sirruth, lord Guadeloom et ici…

Le Su-Suheris aligna soigneusement les trois pièces dans la paume livide de sa main décharnée. Sa tête gauche tourna vers Prestimion un regard perplexe.

— Avez-vous acheté tout le contenu de cette cassette, monseigneur ?

— Jamais je n’aurais fait cela. Mais nous lui avons donné un peu d’argent, par charité ; en échange, avant de partir, il m’a forcé à prendre ces pièces.

— Je pense qu’il n’était pas aussi fou que vous le croyez. Et vous avez bien fait de ne pas accepter sa proposition. Ces pièces sont fausses.

— Fausses ?

Maundigand-Klimd plaça une main au-dessus de l’autre, les pièces entre les deux et resta un moment sans bouger.

— Je sens la vibration de leurs atomes, déclara-t-il. Elles ont un noyau de bronze recouvert d’une fine couche d’argent. Il serait facile de gratter avec l’ongle pour atteindre le bronze. Vous paraît-il vraisemblable que les pièces de dix royaux de lord Sirruth aient été en bronze ? Les fous qui errent par le monde sont légion, monseigneur, poursuivit le Su-Suheris en rendant les pièces à Prestimion, mais votre pauvre vieil homme d’Hoikmar n’en fait pas partie. C’est un vulgaire escroc.

— Je trouve cela rassurant, fit Prestimion en s’efforçant de prendre un ton détaché. Il y en a au moins un qui n’a pas perdu la tête !… Mais d’où peut bien venir cette épidémie de folie ? D’après Septach Melayn, elle pourrait être liée à l’oblitération universelle. Il y aurait un vide dans les esprits, là où se trouvaient les souvenirs de la guerre, et il se passe d’étranges choses quand un vide se crée.

— Cette théorie n’est pas dépourvue de bon sens, monseigneur. Un jour, il y a quelques mois de cela, j’ai senti ce que j’ai pris pour une sorte de vide pénétrer en moi, mais je n’avais pas la moindre idée de sa cause. Au moment où cela s’est produit, j’ai eu la force de résister à ses effets. D’autres, à l’évidence, n’ont pas eu cette chance.

Un sentiment de honte et de culpabilité étreignit l’âme de Prestimion quand il entendit les paroles du sorcier Su-Suheris. Était-ce possible ? La planète entière allait-elle être contaminée par la folie à cause de sa décision impulsive sur le champ de bataille de Thegomar Edge ?

Non, se dit-il. Non. Non. Non. La théorie de Septach Melayn est erronée. Ce sont des cas isolés, fortuits. Au sein d’une population comprenant des milliards et des milliards d’habitants, il y aura toujours un certain nombre de fous. C’est pure coïncidence si des exemples aussi nombreux sont portés à notre attention en ce moment.

— Quoi qu’il en soit, fit Prestimion en chassant la gêne qui l’habitait, nous essaierons un autre jour de découvrir ce qu’il en est véritablement. D’ici là, je vais de nouveau quitter le Château, plusieurs semaines ou plusieurs mois, pour me rendre en visite officielle dans quelques-unes des cités du Mont. Je tiens à régler avant mon départ le problème en instance de Dantirya Sambail.

— Que souhaitez-vous faire, monseigneur ?

— Vous avez émis l’idée il n’y a guère de lui rendre ses souvenirs de la guerre civile. Une telle opération est-elle réalisable ?

— Tout un chacun peut être délivré d’un sortilège par son auteur.

— Il a été accompli par Heszmon Gorse, de Triggoin, et son père, Gominik Halvor. Mais ils sont repartis dans le nord et ne pourraient être de retour avant plusieurs semaines, si je les convoque aujourd’hui. En tout état de cause, ils n’ont plus eux-mêmes la moindre idée de ce que je leur ai demandé de faire.

Une expression de surprise passa sur les visages du Su-Suheris.

— Vraiment, monseigneur ?

— L’oblitération fut totale, Maundigand-Klimd. Seuls Septach Melayn, Gialaurys et moi en avons été exceptés. Et depuis ce jour, vous êtes le seul à qui a été révélé ce qui s’est passé.

— Ah !

— Je ne tiens pas à mettre ce secret en possession de quiconque, pas même de Gominik Halvor ni de son fils. Dantirya Sambail a été le principal instigateur de l’usurpation ; pour cela, il doit être châtié, mais il est mal de châtier un homme pour quelque chose qu’il ignore avoir commis. Je veux voir chez lui, avant de prononcer la sentence, ne fût-ce qu’une trace de remords. Ou au moins la conscience qu’il mérite la peine que j’ai l’intention de lui infliger. Répondez-moi, Maundigand-Klimd : pourriez-vous supprimer chez lui les effets de l’oblitération ?

Le Su-Suheris prit son temps avant de répondre.

— Très probablement, monseigneur.

— Vous avez hésité. Pourquoi ?

— Je réfléchissais aux conséquences que cela impliquerait et j’ai vu… disons, certaines ambiguïtés.

— Soyez plus clair, Maundigand-Klimd, fit Prestimion en lui lançant un regard perplexe.

— Savez-vous, monseigneur, comment je lis l’avenir ? reprit le mage après un nouveau silence.

— Comment pourrais-je le savoir ?

— Permettez-moi de vous expliquer.

Le Su-Suheris porta la main droite à son front droit d’abord, à l’autre ensuite.

— Seule parmi toutes les espèces intelligentes de l’univers connu, ma race possède un double esprit. Pas une double identité, malgré notre coutume de porter chacun deux noms ; simplement un double esprit. Une personne répartie en deux cerveaux. Je peux parler avec l’une ou l’autre bouche, à mon gré ; je peux tourner la tête de mon choix pour observer quelque chose. Je n’en suis pas moins une seule et unique personne. Chacun des cerveaux a la capacité de développer une pensée propre, mais ils sont aussi capables de s’unir pour fonctionner ensemble.