— Vraiment ? fit Prestimion qui ne comprenait pas grand-chose et ne savait absolument pas où le Su-Suheris voulait en venir.
— Croyez-vous, monseigneur, que notre pouvoir de prédire ce qui sera est dû à des pratiques telles que faire brûler de l’encens, psalmodier des incantations, invoquer les démons et les puissances occultes ? Pas le moins du monde. Ce n’est pas ainsi que nous procédons. Certains, comme les géomanciens de Tidias, peuvent avoir recours à de telles méthodes, oui, avec leurs trépieds de bronze, leurs poudres colorées, leurs chants et leurs charmes. Pas nous.
Il passa une main aux doigts interminables devant ses deux visages.
— Nous établissons une relation entre nos deux esprits. Un tourbillon, si vous préférez : un mouvement de rotation rapide qui permet aux forces neurales de fusionner en s’enroulant l’une autour de l’autre. Et à l’intérieur de ce tourbillon, nous sommes projetés en avant sur la rivière du temps. Nous avons des aperçus de ce qui est à venir.
— Auxquels vous pouvez vous fier ?
— En général, monseigneur.
Prestimion essaya d’imaginer ce que cela pouvait être.
— Vous entrevoyez des scènes réelles de l’avenir ? Des visages ? Vous entendez ce qu’ils disent ?
— Non, rien de tout cela, répondit Maundigand-Klimd. C’est beaucoup moins concret et précis, monseigneur. Il s’agit de phénomènes subjectifs, des impressions, des déductions, des sensations subtiles, des intuitions. Des aperçus de probabilités. Il m’est impossible de vous faire véritablement comprendre. C’est quelque chose qu’il faut ressentir et cela…
— … est impossible pour quelqu’un qui a une seule tête. Très bien, Maundigand-Klimd ; votre explication a au moins le mérite de paraître rationnelle. Vous n’ignorez pas que j’ai une propension au rationnel. Je ne me sens pas à l’aise avec la sorcellerie des incantations et des poudres aromatiques, et je ne pense pas le devenir un jour. Mais il y a une dimension scientifique, ou qui s’apparente à la science dans ce que vous dites. Une communion télépathique de vos deux esprits, un tourbillon temporel qui projette vos perceptions bien avant dans le temps ; c’est plus facile à accepter pour moi que le galimatias superstitieux des ammatepilas, des pentacles et des talismans en tout genre… Alors, dites-moi, Maundigand-Klimd : qu’augurez-vous de la restitution au Procurateur de ses souvenirs perdus ?
— Je vois un embranchement d’où partent une multitude de voies, répondit le Su-Suheris après une nouvelle hésitation.
— Je peux en dire autant, fit Prestimion. Ce que je veux savoir, c’est où elles mènent.
— Certaines à une réussite totale dans toutes vos entreprises. Certaines à des difficultés. D’autres à de graves difficultés. Il en est d’autres encore dont la destination demeure fort incertaine.
— Cela ne m’est pas d’un grand secours, Maundigand-Klimd.
— Certains sorciers disent à un prince ce qu’il a envie d’entendre. Je ne suis pas de ceux-là.
— Je comprends et je vous en suis reconnaissant.
Prestimion expulsa l’air de ses poumons en émettant un léger sifflement.
— Donnez-moi au moins une évaluation raisonnable des risques, reprit-il. Je ressens la nécessité morale de rendre ses souvenirs à Dantirya Sambail avant de prononcer une sentence contre lui. Trouvez-vous cela foncièrement dangereux ?
— Pas s’il reste emprisonné jusqu’à l’exécution de la sentence, monseigneur.
— Vous en êtes certain ?
— Cela ne fait aucun doute pour moi.
— Très bien ; cela me suffit. Allons lui rendre une petite visite dans les tunnels.
Le Procurateur était infiniment moins aimable qu’à l’occasion de son dernier entretien avec Prestimion. Les quelques semaines supplémentaires de réclusion avaient à l’évidence agi sur sa patience et son humeur : il n’y avait rien d’affable ni de jovial dans le regard de basilic qu’il lança à Prestimion à son arrivée. Et quand le Su-Suheris entra à son tour, un moment après le Coronal, en se courbant en deux pour passer sous la porte voûtée du cachot, Dantirya Sambail prit l’aspect d’un reptile venimeux.
Mais derrière la rage apparente, il semblait y avoir de la peur dans l’expression de ses yeux améthyste. Prestimion n’avait jamais vu la plus petite trace de désarroi sur les traits du Procurateur, un homme d’une assurance inébranlable, toujours maître de ses facultés. Mais la vue de Maundigand-Klimd semblait lui faire perdre la possession de lui-même.
— Qu’est-ce à dire, Prestimion ? lança-t-il avec aigreur. Pourquoi amenez-vous ce monstre à deux têtes dans mon antre ?
— Voilà des paroles injustes, cousin, répondit Prestimion. Je vous présente Maundigand-Klimd, grand mage de la cour, un être de science et de savoir. Il est venu restaurer votre mémoire et faire remonter pleinement à votre conscience certains actes dont le souvenir vous a été retiré.
— Ah ! rugit le Procurateur, les yeux étincelants de fureur. Vous reconnaissez donc que vous avez trafiqué mon cerveau ! Ce que vous avez nié, Prestimion, lors de votre première visite.
— Je ne l’ai pas nié ; je me suis abstenu de répondre quand vous m’en avez accusé. On s’est en effet livré à des manipulations que je déplore aujourd’hui, cousin. Je suis venu m’assurer que ce tort est réparé. Nous commencerons sans tarder… Comment allez-vous procéder, Maundigand-Klimd ?
L’effet conjugué de la rage et de la terreur empourpra et boursoufla la face de Dantirya Sambail. Ses grosses narines évasées se dilatèrent comme des abîmes, ses yeux se réduisirent à des fentes, occultant leur troublante beauté et ne laissant filtrer que la malveillance.
Il se ratatina contre le mur du cachot caverneux qui émettait ses pulsations vertes en faisant de petits gestes furieux de la main, comme pour défier le Su-Suheris de s’approcher. De sa gorge sortit un grondement étranglé.
Mais ce son affreux se mua soudain en un murmure tranquille, ses traits bouffis se détendirent, ses épaules massives s’affaissèrent et devinrent toutes molles.
Prestimion n’avait aucune idée de ce qui se passait entre les deux hommes, mais il semblait évident que quelque chose était en cours. Les têtes de Maundigand-Klimd se dressaient avec une inquiétante rigidité à l’extrémité de la longue colonne effilée de son cou. Les deux crânes fuselés donnaient l’impression de se toucher ou presque à leur sommet. Quelque chose d’invisible mais d’indiscutablement réel passait entre le Su-Suheris et Dantirya Sambail. Un terrible silence emplissait la salle souterraine, une tension quasi insupportable était perceptible.
Puis cette tension cessa : Maundigand-Klimd recula avec un bizarre hochement de ses deux têtes qui ressemblait beaucoup à de la satisfaction.
Dantirya Sambail paraissait sonné.
Il fit quelques pas vacillants le long du mur et se laissa tomber dans un siège où il resta prostré un moment, la tête dans les mains. Mais rapidement la formidable énergie qui l’habitait reprit le dessus. Il leva la tête ; l’expression de force démoniaque revint petit à petit sur son visage ; il adressa à Prestimion un sourire féroce, le signe manifeste qu’il était redevenu lui-même.
— Il s’en est fallu de peu, je vois, ce jour-là, à Thegomar Edge. Si j’avais mieux visé avec cette hache, je serais Coronal aujourd’hui au lieu d’être emprisonné dans vos tunnels.