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Septach Melayn écarquilla derechef de surprise ses yeux d’un bleu très pâle.

— Quelles sont ces absurdités mystiques, Prestimion ? Comment peux-tu parler sérieusement de malédiction et accepter d’assumer la plus petite parcelle de responsabilité pour cette guerre ? Le Prestimion que je connaissais naguère était un homme rationnel. Jamais il n’aurait proféré de telles inepties, même en manière de plaisanterie. Jamais elles ne lui seraient venues à l’esprit… Écoute-moi : cette guerre est l’œuvre de Korsibar. De Korsibar. Il en est seul coupable, lui et personne d’autre. Le passé est le passé, tu es le nouveau monarque de Majipoor et la paix règne enfin sur la planète.

— Soit, fit Prestimion en souriant. Tu as raison. Pardonne-moi cet accès de mélancolie, mon vieil ami. Tu me verras ce soir en plus joyeuse disposition pour le banquet du couronnement. Je te le promets.

Il commença à aller et venir au milieu des caisses scellées, les effleurant au passage.

— Mais pour l’instant, Septach Melayn, tous ces présents, cette salle remplie de cadeaux… si tu savais comme cela m’oppresse ! Ils pèsent sur moi comme le poids du monde ! J’aurais dû tout faire sortir pour le brûler, ajouta-t-il avec une grimace.

— Prestimion…, commença Septach Melayn d’un ton réprobateur.

— Pardonne-moi encore. Je me répands trop facilement en lamentations aujourd’hui.

— Assurément, monseigneur.

— Je devrais me réjouir de ces présents, j’imagine, au lieu d’en faire une source de préoccupation. Voyons si nous pouvons y trouver de quoi nous distraire. J’ai grand besoin de distraction en ce moment, Septach Melayn.

Prestimion s’éloigna et se mit à marcher entre les rangées de colis empilés, s’arrêtant de loin en loin pour regarder à l’intérieur de ceux qui étaient ouverts. Un globe de feu. Une écharpe multicolore dont les teintes changeaient constamment. Une fleur façonnée dans un bronze précieux, des profondeurs duquel montait le long des pétales un chant grave d’une grande beauté. Un oiseau sculpté dans une pierre vermillon, qui remuait la tête de côté et d’autre en poussant des cris indignés. Un chaudron de jade rouge aux bords festonnés, chaud et doux comme du satin au toucher.

— Regarde, lança Prestimion en déballant un sceptre en os de dragon de mer ciselé avec une habileté infinie. Il vient de Piliplok. Regarde, là, comme il est joliment entouré de…

— Tu devrais sortir d’ici maintenant, coupa sèchement Septach Melayn. Ces objets attendront. Il faut que tu t’habilles pour le banquet.

Oui, il avait raison. Il n’était pas bien de se claquemurer dans cette salle. Prestimion savait qu’il devait chasser la tristesse et l’abattement qui l’accablaient depuis plusieurs heures et lui ressemblaient si peu, s’en débarrasser comme d’une cape bonne à jeter. Il lui faudrait montrer aux convives du banquet le visage radieux, seyant à un Coronal fraîchement intronisé.

Oui. Oui. C’est ce qu’il allait faire.

2

Prestimion et Septach Melayn sortirent ensemble de la Salle Hendighail. Les deux grands Skandars à l’imposante carrure qui montaient la garde devant la porte saluèrent fébrilement, avec force symboles de la constellation, le Coronal qui les remercia d’un mouvement de tête et d’un petit geste de la main. À l’instigation de Prestimion, Septach Melayn lança à chacun d’eux une pièce d’argent.

Mais à mesure qu’il avançait dans les innombrables passages sinueux et les couloirs venteux de l’aile nord du Château, Prestimion se sentait retomber dans la morosité. Retrouver la sérénité se révélait plus difficile qu’il ne l’avait imaginé. Il ne parvenait pas à se débarrasser de ce voile sombre qui obscurcissait son âme.

Il aurait dû être élevé sur le trône du Coronal sans difficultés, lui qui avait été choisi d’une manière indiscutable par son prédécesseur, lord Confalume. Il était entendu par tout le monde que la couronne lui reviendrait à la mort de Prankipin, le vieux Pontife, quand lord Confalume irait s’établir dans le Labyrinthe pour assumer la charge de monarque suprême. Mais quand Prankipin avait enfin rendu l’âme, c’est Korsibar, le fils de Confalume, à l’imposante prestance mais à l’esprit lourd, qui s’était emparé du pouvoir sous la pression d’une poignée de sinistres compagnons de son entourage et avec l’aide d’un mage tout aussi sinistre. La loi interdisant au fils d’un Coronal de succéder à son père sur le trône, une guerre civile avait éclaté, à l’issue de laquelle Prestimion avait fini par reprendre possession du trône qui lui était promis.

Mais ces destructions inutiles… toutes ces vies perdues… cette terrible cicatrice marquant la longue et paisible histoire de Majipoor…

Prestimion avait guéri cette blessure, du moins l’espérait-il, en prenant la décision radicale, avec l’aide d’une phalange de sorciers, d’effacer de la mémoire de l’ensemble de la population de la planète tout souvenir du conflit. À l’exception de lui-même et de ses deux compagnons d’armes survivants, Gialaurys et Septach Melayn.

Mais une autre cicatrice ne guérirait jamais, ne pourrait jamais s’effacer. Celle de la blessure qu’il avait reçue au moment crucial de la bataille décisive. Une blessure au cœur : la mort de lady Thismet, la sœur jumelle du rebelle Korsibar, le grand amour de Prestimion, poignardée par le sorcier Sanibak-Thastimoon. La magie avait été impuissante à ramener Thismet à la vie et nul ne la remplacerait dans le cœur de Prestimion. Il n’y avait plus qu’un grand vide là où leur amour s’était épanoui. À quoi cela lui avait-il servi de devenir Coronal si, en accédant au trône, il avait perdu la personne qui lui était la plus chère au monde ?

Prestimion et Septach Melayn arrivèrent à l’entrée de la cour menant à la Tour de lord Thraym, où la plupart des Coronals de l’époque moderne avaient eu leurs appartements privés.

— Dois-je te quitter ici, Prestimion ? demanda Septach Melayn en se tournant vers lui. Ou préfères-tu que je reste à tes côtés pendant que tu te prépares pour le banquet ?

— Il faudra aussi que tu te changes, Septach Melayn. Vas-y maintenant. N’aie crainte, tout ira bien.

— En es-tu sûr ?

— Absolument. Je te le promets, Septach Melayn.

Prestimion entra dans le logement somptueux devenu sa résidence officielle ; il était encore nu en grande partie. Lord Confalume, ou plutôt le Pontife Confalume, puisque tel était maintenant son titre, avait fait expédier par bateau son incomparable collection de raretés et de merveilles dans sa nouvelle résidence établie dans les profondeurs du Labyrinthe. Pendant la durée de son usurpation, Korsibar avait meublé les lieux à son goût – une foule d’objets très ordinaires, certains tape-à-l’œil et vulgaires, d’autres quelconques et communs, tous dépourvus d’intérêt –, mais le sortilège qui avait effacé le règne illégitime de Korsibar de la mémoire du monde avait fait disparaître toutes ses possessions. Korsibar n’avait jamais existé. Son existence avait été oblitérée rétroactivement. Prestimion ferait transporter en temps voulu du manoir familial de Muldemar une partie de ses affaires au Château, mais il n’avait guère eu l’occasion d’y réfléchir et se contentait pour l’instant de quelques meubles venus du modeste logement qu’il occupait auparavant dans l’aile orientale du Château, où une résidence était attribuée aux nobles de haut lignage du royaume.

Nilgir Sumanand, le barbu grisonnant qui avait longtemps été l’aide de camp de Prestimion, l’attendait avec une impatience qu’il ne cherchait pas à dissimuler.

— Le banquet du couronnement, monseigneur…

— Oui, oui, je sais. Je vais prendre un bain sans tarder. Pour ce qui est de ma tenue, j’imagine que tout est déjà prêt. La robe verte d’apparat, l’étole dorée, la broche à la constellation que je portais cet après-midi et la couronne légère, pas la grande.