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L’idée de Prestimion était de faire une étape dans une des cités de chacun des cinq anneaux du Mont. Les maires des cités qui devaient l’accueillir avaient naturellement été prévenus depuis des semaines ; ils avaient pris toutes les dispositions pour assumer la lourde et follement coûteuse responsabilité de l’hébergement et des festivités pour le Coronal et son entourage.

Muldemar était la halte choisie parmi les Cités Hautes : la ville natale de Prestimion, où il pourrait dormir encore une fois dans la magnifique propriété familiale, chasser le sigimoin et le bilantoon dans sa propre réserve, serrer dans ses bras les loyaux domestiques au service de sa famille depuis trois générations et accepter l’hommage des bonnes gens de la cité pour qui il n’était pas seulement le Coronal, mais leur prince et leur ami. Il interrogea discrètement les régisseurs et les majordomes pour savoir s’il y avait eu récemment des problèmes au sein du personnel ; on lui répondit qu’il s’était en effet passé des choses bizarres, que certains employés s’étaient plaints d’oublier des choses sans importance ou moins insignifiantes et qu’il y avait même eu quelques cas plus graves de confusion profonde et de sentiment de détresse frôlant… la folie, en quelque sorte. Mais on assura Prestimion que ces crises étaient passagères et qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter outre mesure.

L’étape suivante était Peritole, une des Cités Intérieures, où sept millions d’habitants vivaient dans un splendide isolement au milieu d’un des paysages les plus spectaculaires des sommets du Mont. Des chaînons de montagne d’une beauté sauvage, d’étranges cônes pourpres se dressant à une grande hauteur au-dessus de plateaux caillouteux gris-vert et par-dessus tout les magnifiques degrés de pierre naturels du col de Peritole qui donnait accès aux étendues immenses de la partie centrale de la gigantesque montagne. À Peritole aussi on porta à la connaissance de Prestimion plusieurs cas de dépression et de confusion mentale, mais ceux qui racontaient ces histoires en atténuaient aussitôt la portée et exhortaient le Coronal à goûter un autre plateau des viandes fumées et épicées qui étaient la spécialité de la ville.

Encore plus bas, Strave, une des Cités Tutélaires, d’une exubérance architecturale hors du commun, où pas une seule construction ne ressemblait ni de près ni de loin à une autre, avec ses grands palais qui se défiaient dans une glorieuse surabondance d’ornements, sa profusion de tours, de pavillons et de belvédères, de flèches et de beffrois, de coupoles, de rotondes et de portiques poussant de tous côtés comme des champignons géants. La cité venait de sortir d’une période de deuil officiel décrété à la mort du comte Alexid de Strave, qui, à ce que l’on disait, avait succombé à une attaque. Le nouveau comte, Verligar, le fils d’Alexid, à peine sorti de l’enfance, était visiblement intimidé par la présence du Coronal à ses côtés. Mais il l’assura gracieusement de sa loyauté. Ce fut un moment éprouvant pour Prestimion qui savait que son ancien ami et compagnon de chasse, le comte Alexid, n’était pas mort d’une faiblesse de la chair mais par l’épée de Septach Melayn, au cours de la bataille de la plaine d’Arkilon, dans les premiers temps de l’insurrection.

Il y avait eu à Strave aussi, semblait-il, plusieurs cas de troubles mentaux, mais ni le comte Verligar ni personne de son entourage ne semblait vouloir s’appesantir sur le sujet qui, comme à Muldemar, semblait être une source de gêne.

Quand les festivités prirent fin à Strave, le Coronal et sa suite reprirent la route vers la halte suivante. C’était Minimool, la ville aux murs blancs, une autre des Cités Tutélaires, où ils passèrent quelques jours avant d’entreprendre un trajet de plus de cent kilomètres sur les flancs moins pentus du Mont, qui les mena dans la Cité Libre de Gimkandale, puis, après cent cinquante autres kilomètres de routes en lacet sur la base titanesque de la montagne, ils arrivèrent à la dernière étape de ce petit périple, Normork la plus ancienne sauf une des Cités des Pentes.

— La ville est lourde et oppressante, murmura Gialaurys à Prestimion au moment où leur flotteur franchissait la porte d’une discrétion insolite qui constituait l’unique ouverture dans le gigantesque mur de pierre noire entourant Normork. Je la sens déjà qui pèse sur moi et nous sommes à peine entrés !

Penché par la portière de son flotteur, saluant de la main et souriant à la foule qui se pressait sur les bas-côtés, Prestimion éprouva la même sensation. Normork s’accrochait aux dents noires de la chaîne connue sous le nom de Crête de Normork comme un animal traqué s’accroche à un perchoir qu’il sait être hors de portée de ses ennemis. Le grand mur noir qui protégeait la cité – contre quoi ? se demanda Prestimion – était totalement hors de proportion avec les tours de pierre grise se dressant derrière, un ouvrage défensif extravagant dont les dimensions étaient impossibles à justifier d’une manière rationnelle. Et cette unique et minuscule porte… Quelle étrange manière de se présenter ! N’était-ce pas Majipoor, où la population entière vivait dans la paix et l’harmonie ? Pourquoi se cacher piteusement comme des souris apeurées en se repliant sur soi-même ?

Mais il était le Coronal de toute la planète, des cités les plus bizarres comme des plus belles et il ne lui appartenait pas de désapprouver la manière dont telle ou telle ville choisissait de s’offrir aux regards du reste du monde. Il gratifia donc la population de Normork de sourires éblouissants et de saluts enthousiastes, il rendit les symboles de la constellation qu’elle lui adressait, montrant par toute son attitude à quel point il se réjouissait d’entrer dans cette magnifique cité.

— Souris ! souffla-t-il à Gialaurys. Montre que tu es heureux ! Les gens qui demeurent ici aiment profondément leur ville, Gialaurys, et nous ne sommes pas venus en juges !

— Ils l’aiment, crois-tu ? Je préférerais embrasser un dragon de mer !

— Fais comme si tu étais à Piliplok.

Il y avait quelque chose de sournois dans le conseil de Prestimion : la cité natale de Gialaurys, la morne Piliplok où pas une seule rue ne déviait d’un centimètre du plan rigoureux tracé mille ans plus tôt, était elle-même le plus souvent considérée comme un endroit sinistre et déprimant par ceux qui n’y avaient pas vu le jour. Mais le trait d’ironie de Prestimion glissa sur le Grand Amiral, comme c’était souvent le cas, et Gialaurys, à sa manière zélée, plaquant sur son visage ce qu’il espérait être un sourire rayonnant, passa de son côté la tête par la vitre du flotteur pour montrer au bon peuple de Normork qu’il avait grand plaisir à contempler cette belle cité.

Une lumière dorée emplissait l’air et faisait joliment chatoyer les blocs de pierre grise qui avaient servi à construire les bâtiments de Normork. Quand on est à l’intérieur du mur d’enceinte, se dit Prestimion, la cité n’est pas dépourvue d’un certain charme, un peu austère.

Il n’y avait pourtant rien de charmant dans le palais-forteresse des comtes de Normork, une masse solide de pierre ramassée dans une échancrure du mur comme un grand prédateur s’apprêtant à bondir sur la cité qu’il surplombait. L’esplanade du palais était noire de monde ; les habitants s’y pressaient par milliers, sans compter les milliers d’autres dans les petites rues voisines. « Prestimion ! criaient-ils. Prestimion ! Lord Prestimion ! » Du moins le supposait-il ; au milieu du tohu-bohu les acclamations se répercutaient sur les façades de pierre et ne lui parvenaient que sous la forme d’un grand roulement sourd et cadencé.

Le comte Meglis, un nouveau – Prestimion ne le connaissait pas bien –, un parent éloigné d’Iram qui avait péri au cours de la guerre civile et à qui il avait succédé, s’avança à sa rencontre. Le teint bistré, large et courtaud, ramassé comme le palais dont il venait d’hériter, Meglis avait des yeux déplaisants, injectés de sang et un espace d’une étonnante largeur entre les incisives centrales, aussi bien entre les dents du haut que celles du bas. Il y avait quelque chose dans cette puissante carrure et la manière dont il était solidement planté sur ses jambes qui rappela désagréablement Dantirya Sambail à Prestimion. Il eût été infiniment plus plaisant d’être accueilli par le comte Iram, ce bon rouquin qui avait été un remarquable conducteur de chariot et un archer d’une grande adresse.