Mais Iram était mort au service de Korsibar ainsi que son jeune frère, l’agile Lamiran, et le comte Meglis lui fit un accueil assez chaleureux et apparemment sincère. Campé sur les premières marches de son palais, les bras ouverts, son large sourire découvrant ses dents écartées exprimait une joie profonde et sans réserve d’avoir pour hôte le Coronal de Majipoor.
Prestimion descendit de son flotteur, encadré par Gialaurys et Akbalik, l’officier de sa garde personnelle, le neveu aux yeux gris du prince Serithorn. Au grand étonnement de Prestimion, le comte Meglis ne bougea pas d’un centimètre. Le protocole exigeait que le comte vienne au-devant du Coronal, non l’inverse ; mais Meglis, toujours souriant, les bras toujours grands ouverts, restait où il était, à vingt ou trente pas, comme s’il attendait que Prestimion gravisse les marches du palais pour recevoir son étreinte.
Pourquoi l’imbécile qu’il était à l’évidence ne serait-il pas resté planté sur les marches ? Que pouvait savoir cet homme, si peu préparé à hériter le titre laissé vacant à la disparition prématurée d’Iram et de son frère, du protocole de la cour ? Mais on aurait dû le lui expliquer. Prestimion, qui n’était pourtant pas très à cheval sur les questions protocolaires, pouvait difficilement faire le premier mouvement et Meglis ne semblait toujours pas comprendre ce qu’on attendait de lui.
Chacun resta dans sa position ; l’attente se prolongea. Au moment où Prestimion commençait à se dire qu’ils ne sortiraient jamais de cette impasse, il se produisit un événement inattendu. « Monseigneur ! Monseigneur ! » cria une voix aiguë dans la foule. Prestimion tourna la tête et vit une jeune femme – une jeune fille plutôt ; elle avait quinze ans, seize au plus – se détacher du premier rang et s’avancer dans sa direction avec un bouquet de fleurs, halatingas rouge et or, morigoins jaune vif, treymonions d’un vert profond et bien d’autres dont il ignorait le nom entrelacées de la manière la plus exquise.
Les gardes se dirigèrent aussitôt vers elle pour lui couper la route. Mais sa hardiesse amusa Prestimion ; il hocha la tête en lui faisant signe d’approcher. Comme ce lourdaud de comte Meglis restait stupidement planté sur les marches avec son grand sourire et ses bras écartés, et qu’il ne semblait pas décidé à bouger, Prestimion se dit que, dans cette situation embarrassante, accepter les fleurs magnifiques de la main de la ravissante jeune fille serait agréable et divertissant.
Elle était vraiment séduisante : grande et mince – un peu plus grande que lui –, avec une masse de cheveux bouclés d’un roux doré encadrant son visage et des yeux gris-violet étincelants. Son expression était un mélange charmant de crainte et de respect, d’ardeur et – oui – d’amour. Il n’y avait pas d’autre mot. Jamais il n’avait vu dans les yeux de quiconque une telle adoration sans partage, jamais.
Elle lui tendit le bouquet d’une main tremblante.
— Elles sont merveilleuses, fit Prestimion en prenant les fleurs. Je les garderai ce soir près de mon lit.
La jeune fille s’empourpra violemment, forma hâtivement le symbole de la constellation et commença à reculer, mais Prestimion, fasciné par cette beauté sauvage et innocente, n’entendait pas la laisser partir si vite. Il fit deux ou trois pas vers elle.
— Quel est ton nom ?
— Sithelle, monseigneur.
Sa voix était rauque de terreur ; les sons avaient du mal à sortir.
— Sithelle. C’est un joli nom. Tu vis ici, à Normork ? Vas-tu encore à l’école ?
Elle commença à donner une réponse. Mais Prestimion n’entendit pas un mot de ce qu’elle disait, car, au même moment, le chaos se fit autour de lui. De la multitude entassée sur l’esplanade surgit une seconde personne, un barbu décharné, au regard halluciné qui s’avança en hurlant à tue-tête des paroles inintelligibles. Il brandissait au bout de son bras droit une faucille dont la lame affilée jetait des éclairs. Il n’était séparé de Prestimion que par la jeune fille. Au moment où l’homme se précipitait vers eux, elle se retourna instinctivement, attirée par le tapage, et faillit heurter l’exalté.
— Attention ! s’écria Prestimion.
Elle n’avait aucune chance. Sans hésiter, sans même réfléchir ou presque, le dément frappa d’un ample mouvement nerveux du bras, comme s’il avait simplement cherché à écarter la jeune fille de son chemin. Elle tomba sur le côté et s’affaissa sur le sol, les jambes agitées de mouvements convulsifs, les mains désespérément serrées sur sa gorge. Avec la netteté d’une intensité particulière qui caractérise ces moments, Prestimion vit un flot de sang couler entre les doigts crispés.
L’instant d’après, le dément se dressa devant lui, brandissant sa faucille à la lame rougie. Gialaurys et Akbalik, qui venaient de prendre conscience de ce qui se passait, se ruèrent sur lui. Mais ils ne furent pas les premiers à arriver. Un jeune homme solidement charpenté avait surgi de la foule quelques secondes après l’homme à la faucille ; avec une rapidité stupéfiante, il rattrapa le dément, saisit son poignet droit et lui tordit violemment le bras en arrière. La faucille tomba, frappant le sol avec un petit bruit métallique et rebondit avant de s’immobiliser doucement. Pliant son bras libre, le jeune homme le passa autour du cou du dément et serra en exerçant un mouvement de torsion.
Il y eut un bruit sec, semblable au craquement d’une branche. Le corps de l’exalté devint flasque, la tête pendant mollement. Le jeune homme le repoussa avec mépris, comme une poupée dont on ne veut plus.
Il s’agenouilla aussitôt devant la jeune fille étendue dont toute la partie supérieure du corps était couverte d’un sang vermeil. Elle ne bougeait plus ; le jeune homme émit une plainte déchirante en examinant l’affreuse blessure. Pendant un moment, il parut accablé d’horreur et de chagrin. Puis, soulevant tendrement le jeune corps, il se releva et disparut dans la foule, son fardeau dans les bras.
La scène tragique n’avait pas duré plus de quelques secondes. Abasourdi, Prestimion s’efforça de recouvrer son calme.
Le visage dur, Akbalik se tenait au-dessus du corps inerte du fanatique, le clouant au sol de la pointe de son épée, comme s’il s’attendait que l’homme se relève et brandisse sa faucille. Les gardes se disposèrent en formation serrée autour du Coronal, le dissimulant à la vue des spectateurs ébahis. Gialaurys se dressa comme un mur devant Prestimion.
— Monseigneur ? lança-t-il, les yeux écarquillés. Tout va bien ?
Prestimion hocha la tête. Il était fortement secoué, mais la faucille ne l’avait jamais menacé. Il se retourna et gravit d’un pas vif les premiers degrés de l’escalier sur lequel Meglis attendait, pétrifié, la bouche grande ouverte comme un habbagog noyé. Le monarque et son entourage s’engouffrèrent dans le palais. Quelqu’un apporta une coupe de vin glacé que Prestimion vida goulûment. La vision de la jeune fille couverte de sang – frappée devant ses yeux, agonisante, déjà morte peut-être – restait gravée en traits de feu dans son esprit. Et l’énergumène aux hurlements sauvages, aux yeux hallucinés, avec sa lame étincelante ! Prestimion savait que si la jeune fille ne s’était pas trouvée par hasard devant lui, à ce moment-là, il serait probablement étendu, mort, sur l’esplanade du palais. Sa présence lui avait sauvé la vie, et celle du grand jeune homme qui avait désarmé son assaillant.