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Comme il est étrange, se dit-il, d’être la cible d’une tentative d’assassinat ! Un Coronal avait-il jamais perdu la vie de cette manière ? Égorgé devant la foule en liesse par un fou brandissant un instrument tranchant ? Il en doutait : c’eût été contraire à la raison. Le Coronal était l’incarnation de la planète ; le tuer revenait à détruire un continent, à précipiter, si l’on voulait, Alhanroel au fond de la mer. L’usurpation du trône par Korsibar était quelque chose qu’il pouvait presque comprendre : la revendication d’un prince, aussi illégitime soit-elle, contre les droits d’un autre. Pas cela ; c’était nouveau, c’était de la démence : un vide dans l’âme d’un individu l’avait poussé à créer un vide dans la planète. Prestimion remercia le Divin que cet acte ait échoué. Pas seulement pour sa personne ; c’était trop évident pour s’y arrêter. Mais pour la planète. Majipoor ne pouvait laisser son Coronal se faire tuer dans la rue comme une bête à l’abattoir.

Prestimion se tourna vers Akbalik.

— Trouvez ce garçon et amenez-le-moi sur-le-champ. Et je veux des nouvelles de la jeune fille. Dans quel état est l’assassin, Gialaurys ?

— Il est mort, monseigneur.

— Par le Divin ! Je ne voulais pas qu’on le tue, Gialaurys ! Il fallait l’arrêter et l’interroger !

Akbalik, qui s’apprêtait à sortir, se retourna.

— Il n’y avait rien à faire, monseigneur. Il avait la nuque brisée ; j’étais penché sur un cadavre.

— Essayons au moins de découvrir qui il était. Si c’est l’acte isolé d’un dément ou bien s’il s’agit d’un complot.

Meglis se comporta comme un balourd, marmonnant des excuses imbéciles, implorant indistinctement la clémence du Coronal pour ce malheureux accident. Prestimion le jugea parfaitement méprisable. Une autre lourde conséquence de la terrible folie de Korsibar : la fine fleur de l’aristocratie de Majipoor avait péri à la guerre et trop de grands titres étaient passés entre les mains d’imbéciles ou d’enfants.

Akbalik revint au palais en fin d’après-midi. Il était accompagné du jeune homme qui avait sauvé la vie de Prestimion.

— Il s’appelle Dekkeret, monseigneur. La jeune fille était sa cousine.

— Était ?

— Elle est morte peu après, monseigneur, glissa le jeune homme d’une voix légèrement tremblante.

Très pâle, il semblait presque incapable d’affronter le regard de Prestimion. Il était à l’évidence écrasé de chagrin mais semblait parfaitement se dominer.

— C’est une perte terrible ; Sithelle était ma meilleure amie. Depuis plusieurs semaines, elle ne parlait que de votre visite, de sa folle envie de vous voir de près quand vous seriez là. Et de son désir d’être vue de vous, monseigneur. Je crois qu’elle était amoureuse de vous.

— Je le crois aussi, fit Prestimion.

Il considéra longuement le jeune homme, avec la plus grande attention. Il inspirait le respect. Prestimion savait depuis longtemps qu’il existe certains êtres dont les qualités sont immédiatement apparentes. C’était le cas pour ce Dekkeret : il ne faisait aucun doute que le jeune homme était intelligent et sensible, fort moralement et physiquement. Et, peut-être, ambitieux. Malgré le choc provoqué par la mort affreuse de sa ravissante cousine, il faisait bonne figure.

Une idée germa dans l’esprit de Prestimion.

— Quel âge as-tu, Dekkeret ?

— Dix-huit ans depuis Quatredi, monseigneur.

— Vas-tu encore à l’école ?

— Il me reste deux mois, monseigneur.

— Et après ?

— Je n’ai pas encore décidé, monseigneur. La fonction publique, peut-être. Au Château, si j’ai la chance de réussir, sinon un poste dans le Pontificat. Mon père est voyageur de commerce, il va de ville en ville, mais cette vie ne me tente pas… Et l’homme qui a tué ma cousine, monseigneur ? poursuivit-il, comme si le fait de parler de lui ne présentait pas un intérêt particulier. Que va-t-il advenir de lui ?

— Il est mort, Dekkeret. Tu lui as tordu le cou un peu trop fort, je le crains.

— Je ne connais pas toujours ma force, monseigneur. Est-ce très mal de l’avoir tué ?

— J’aurais assurément préféré avoir la possibilité de lui poser deux ou trois questions sur les raisons qui ont inspiré son comportement. Mais nul ne te reprochera de ne pas l’avoir traité dans le feu de l’action avec plus de délicatesse. Et il est bien que tu aies réagi avec autant de célérité… Es-tu sérieux quand tu parles d’une carrière au Château ?

Le rouge monta aux joues de Dekkeret.

— Oh ! monseigneur ! Oui, monseigneur ! Oui. Oui. Il n’est rien au monde que je désire plus que cela !

— Si tout pouvait être aussi facile à arranger, fit Prestimion avec un sourire bonhomme. Quand nous repartirons au Château, ajouta-t-il en se tournant vers Akbalik, il nous accompagnera. Prenez-le comme chevalier-novice et assurez-vous qu’il reçoive une formation accélérée. Prenez-le sous votre aile. Je vous le confie, Akbalik ; mettez-le sur les rails.

— Je prendrai soin de lui, monseigneur.

— Je compte sur vous. Qui sait ? Peut-être avons-nous trouvé aujourd’hui le prochain Coronal. Il s’est déjà produit des choses plus bizarres.

Dekkeret avait le visage cramoisi et battait rapidement des cils comme si l’accomplissement stupéfiant de ses rêves les plus fous lui avait fait monter aux yeux des larmes qu’il s’efforçait de contenir. Mais il parvint à conserver son sang-froid. Avec une grande dignité, il s’agenouilla devant Prestimion en formant d’un geste solennel le symbole de la constellation et le remercia d’une voix basse et mal assurée.

Prestimion lui demanda gentiment de se relever.

— Tu feras ton chemin parmi nous, je le sais… Et je suis profondément navré pour ta cousine. Il m’a suffi de la voir quelques instants pour savoir qu’elle devait être une jeune fille merveilleuse. Sa mort me hantera longtemps.

Ce n’étaient pas des paroles creuses. La fin atroce et inutile de la belle enfant avait réveillé chez Prestimion de pénibles souvenirs.

— Fais prévenir Meglis que le banquet de ce soir est annulé, dit-il à Gialaurys en se levant. Pour le cas où il ne l’aurait pas compris tout seul. Fais monter dans mes appartements un repas léger. Je ne veux voir personne ni parler à personne, est-ce bien compris ? Nous repartons demain matin pour le Château.

Le Coronal passa dans la solitude une triste soirée peuplée d’idées noires. La vision de la faucille à la lame étincelante et du sang coulant à flots ne le quittait pas. Le doux visage de la jeune fille aux yeux agrandis par l’adoration et la crainte ne cessait de tournoyer en se brouillant devant ses yeux pour prendre les traits si différents de Thismet. Son esprit tourmenté faisait apparaître les images funestes de la scène sanglante si souvent évoquée du marais de Beldak, en ces dernières heures de la bataille de Thegomar Edge, où le sorcier Sanibak-Thastimoon se dressait devant Thismet, le poignard à la main…

Il n’osait pas dormir, sachant quels rêves allaient lui échoir. Quelques livres avaient trouvé place dans ses bagages ; il en prit un au hasard et lut sur son lit bien avant dans la nuit. C’était Les Hauts du Mont du Château, l’épopée séculaire et surannée d’un passé révolu, qui abondait en récits de vaillants Coronals s’aventurant dans les coins les plus reculés et les plus périlleux de la planète. Il se plongea avec joie dans cette lecture. Avaient-ils réellement existé, ces antiques et glorieux héros, ou étaient-ils seulement sortis de l’imagination de l’auteur ? Et quelqu’un composerait-il un jour un poème épique sur lui, l’héroïque Prestimion au destin tragique, qui avait aimé et perdu la sœur de son ennemi avant de…