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On frappa à la porte. Si tard ?

— Qui est-ce ? lança Prestimion sans se donner la peine de dissimuler son déplaisir. Que se passe-t-il ?

— Gialaurys, monseigneur.

— J’avais dit que je ne voulais pas de compagnie ce soir.

— Je sais, Prestimion. Mais il y a un message urgent de Septach Melayn. À remettre en main propre et qui demande une réponse immédiate. Je ne pouvais pas me permettre d’attendre demain matin.

— Très bien, soupira Prestimion.

Il ferma son livre et se leva.

La missive portait le sceau royal. Septach Melayn l’avait donc envoyée en sa qualité de régent. Urgente assurément : en relation, peut-être, avec l’attentat de l’après-midi. Il brisa prestement le cachet de cire rouge et déplia la lettre.

— Non…, murmura-t-il après l’avoir parcourue.

Il sentit à ses tempes les pulsations de son pouls ; il ferma les yeux.

— Par tous les démons de Triggoin, non !

— Monseigneur ?

— Tiens. Lis par toi-même.

Le message était bref. Même Gialaurys, suivant soigneusement le texte du bout d’un doigt, ne mit que quelques secondes à en saisir la signification. Quand il releva la tête, il avait le teint terreux.

— Dantirya Sambail s’est échappé du Château ? Mandralisca aussi ? Ils ont pris la route de Zimroel, s’il faut croire ce message, pour instaurer un gouvernement insurrectionnel. Mais c’est impossible, monseigneur !… Crois-tu que ce soit une plaisanterie de Septach Melayn, Prestimion ?

— Son sens de l’humour n’irait pas si loin, répondit Prestimion avec un pauvre sourire.

— Dantirya Sambail ! rugit Gialaurys en se mettant à faire les cent pas dans la chambre. Encore et toujours Dantirya Sambail !… Il y a de la trahison dans l’air, Prestimion. Si seulement nous en avions fini avec lui, sans hésiter, sur le champ de bataille, nous n’en serions pas là aujourd’hui…

— Si seulement, comme tu dis. Avec des si, on ferait beaucoup de choses. Cela n’apporte rien, Gialaurys.

Prestimion reprit la lettre et la considéra fixement. Il la lut et la relut, comme s’il espérait que la teneur du message finirait par se muer en quelque chose de moins terrifiant.

Mais pas un mot ne changeait. Et les paroles de Maundigand-Klimd, le jour où il avait interrogé le mage sur les conséquences possibles de la restitution à Dantirya Sambail de ses souvenirs perdus, résonnaient dans sa tête. « Je vois… certaines ambiguïtés. Un embranchement d’où partent une multitude de voies. »

Oui, se dit Prestimion. Une multitude de voies. Et il va me falloir les suivre toutes.

LE LIVRE DES RECHERCHES

1

— Comment pourrais-je rester au Château après ce qui s’est passé ? demanda Navigorn dont le visage aux traits vigoureux exprimait la détresse la plus profonde. Je suis déshonoré, monseigneur. Je ne peux plus regarder personne en face. Vous m’aviez confié une tâche, voyez comme j’ai lamentablement échoué ! Que puis-je faire d’autre que quitter le Château et me retirer des affaires publiques. Je vous en conjure, monseigneur, permettez-moi de…

— Du calme, Navigorn, coupa Prestimion, la main levée. Je ne doute pas que cette histoire vous ait bouleversé, mais j’ai besoin de vous à mes côtés. Je refuse de vous démettre de vos fonctions. Calmez-vous et racontez-moi les circonstances de l’évasion.

— Si je pouvais en être sûr, monseigneur…

— Eh bien, dites-moi ce que vous croyez qu’il s’est passé.

— Je vais faire de mon mieux, monseigneur. Navigorn se leva de son banc à la gauche de Prestimion et commença à aller et venir comme un animal en cage ne disposant pour marcher que d’un espace exigu.

La réunion avait lieu non dans la suite officielle du Coronal, mais dans la modeste et austère salle du trône de lord Stiamot, un curieux vestige d’un passé lointain, située juste à la limite des fastueuses et majestueuses salles où était concentré le pouvoir royal à l’époque moderne. C’était une petite pièce nue, uniquement meublée d’un simple siège de marbre dans le style antique pour le Coronal, de bancs bas pour ses ministres et d’un tapis de Makroposopos aux tons passés, censé être une reproduction de celui de lord Stiamot.

Mais l’époque de lord Stiamot remontait à sept mille ans. Cette petite pièce avait depuis longtemps été remplacée par une splendide salle construite par lord Makhario, qui, à son tour, bien des siècles plus tard, avait cédé la place à une salle du trône encore plus somptueuse, celle de lord Confalume, que le prédécesseur de Prestimion avait meublée d’un trône d’une suprême magnificence qui eût mieux convenu, semblait-il, à un dieu qu’à un simple mortel, fût-il roi. Depuis son retour du petit périple sur le Mont, Prestimion avait pris l’habitude d’utiliser la modeste et discrète salle de Stiamot comme cabinet de travail, préférant sa simplicité à la splendeur de son ancien bureau et au cadre d’une invraisemblable opulence de la salle du trône de lord Confalume. Il avait souri en apprenant que Korsibar avait montré la même préférence dans les premières semaines de son très court règne.

Seuls les membres les plus proches de l’entourage de Prestimion assistaient à la réunion : Septach Melayn, Gialaurys, Maundigand-Klimd et les deux frères du Coronal, Abrigant et Teotas. Prestimion savait qu’il eut été séant d’inviter Vologaz Sar, récemment nommé par Confalume légat du Pontificat au Château ainsi que Marcatain, la haute dignitaire représentant les instances du gouvernement placées sous la conduite de la Dame de l’île. Mais il n’avait pas encore décidé comment il allait s’y prendre pour avouer à sa mère la Dame et au Pontife la grande mystification réalisée sur le monde. Surtout au Pontife. Il avait donc jusqu’alors exercé le pouvoir souverain comme s’il était l’unique Puissance du Royaume, sans rien partager avec les deux autres monarques qui, selon les termes de la Constitution, avaient rang sur lui.

Cette situation ne pouvait se prolonger beaucoup plus longtemps. La crise qui avait éclaté à la suite de l’évasion de Dantirya Sambail l’avait déjà contraint à révéler la vérité à ses deux frères. Il pouvait se fier à eux pour qu’ils tiennent leur langue aussi longtemps qu’il le souhaitait, mais il n’aurait pas qualité pour imposer le silence à sa mère et à Confalume.

— Il y a eu corruption, j’en ai la certitude, déclara Navigorn sans cesser d’aller et venir. Ce Mandralisca…

— Ce démon ! s’écria Gialaurys.

— Ce démon, oui. Le goûteur du Procurateur qui est lui-même le poison ! Il était enfermé à double tour, du moins le pensions-nous, mais il a réussi à soudoyer ses gardiens en leur promettant – ce n’est pas encore établi – de vastes domaines sur Zimroel ou quelque chose d’approchant. Quoi qu’il en soit, quatre d’entre eux ont disparu. Ils l’ont fait évader et sont eux-mêmes partis on ne sait où.

— Avez-vous leurs noms ? demanda Septach Melayn.

— Bien sûr.

— On les retrouvera, où qu’ils soient. Ils seront dûment châtiés, autant que la loi l’autorise.

Septach Melayn fit quelques petits mouvements prestes du poignet, comme s’il portait une botte avec une épée invisible.

— Je me demande, reprit-il, si un être aussi inique que cet ignoble Mandralisca a jamais foulé le sol de notre planète. Dès le premier instant où je l’ai vu, j’ai su…