— Oui, coupa Prestimion avec un sourire sans joie. Je m’en souviens. C’était à l’occasion des Jeux Pontificaux, à la mort de Prankipin, quand nous faisions des paris sur les duels au bâton. Tu avais parié contre Mandralisca pour qui tu avais de la répugnance, mais qui était le meilleur ; tu as perdu cinq couronnes ce jour-là. Très bien, Navigorn, revenons à votre récit. Mandralisca a réussi à s’évader. Comment parvient-il à rejoindre Dantirya Sambail qui se trouve dans une zone éloignée des tunnels ?
— Ce n’est pas clair, monseigneur. Il a dû acheter d’autres complicités.
— Vous payez donc si mal vos hommes, Navigorn, lança Teotas d’un ton virulent, pour qu’ils vendent si facilement leur honneur à des prisonniers ?
Navigorn se retourna vers le jeune frère de Prestimion comme s’il venait de recevoir un soufflet. Ses yeux étincelaient de rage. Jeune et svelte, les cheveux dorés, Teotas, qui offrait une ressemblance frappante avec le Coronal, mais avait un tempérament plus fougueux, affronta le regard de Navigorn avec le même feu dans les prunelles. Les deux hommes donnèrent un moment l’impression qu’ils allaient en venir aux mains. Mais, juste au moment où Prestimion s’apprêtait à faire signe à Gialaurys de s’interposer, Navigorn se détourna, une expression de lassitude et de défaite sur le visage.
— Votre question ne mérite pas une réponse, fit-il d’une voix grave. Je peux quand même vous assurer que si je leur avais donné cent royaux par semaine, cela n’aurait rien changé. Il a pris possession de leur âme.
— C’est la vérité, glissa Septach Melayn en posant le bout des doigts sur la poitrine de Teotas avant que le jeune prince ait eu le temps de répondre. Mandralisca paie avec l’argent des puissances démoniaques. Il peut, quand il le décide, soudoyer toute personne de son choix. Tout le monde.
— Moi ? Vous ? Prestimion ? repartit vivement Teotas en écartant la main de Septach Melayn. Démon ou pas, il ne peut acheter tout le monde. Vous parlez pour vous-même, Septach Melayn !
— Suffit ! lança Prestimion avec un geste d’agacement. Nous nous égarons… Quelle est votre opinion, Navigorn ? Comment Mandralisca a-t-il pu rejoindre le cachot de son maître ?
— Je l’ignore ; j’imagine que l’un des quatre gardiens l’a aidé. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il a retrouvé le Procurateur, qu’il l’a libéré et l’a fait sortir des tunnels sans que personne tente d’intervenir. Selon toute vraisemblance, il a jeté un sortilège qui lui a permis de brouiller l’esprit des hommes de garde à la porte et de les plonger dans une sorte de sommeil.
— J’ignorais que ce Mandralisca était versé dans la sorcellerie, fit Prestimion sans cacher son étonnement.
— Tout le monde est en mesure de mettre en œuvre un ou deux sortilèges simples, glissa Maundigand-Klimd. Et celui-ci est des plus simples.
— Pour vous, peut-être, objecta Prestimion. Mais, s’il avait su utiliser cet artifice de sorcier, il l’aurait fait dès le premier jour de son incarcération. On a dû le lui enseigner secrètement, juste avant son évasion.
— Qui ? demanda Gialaurys.
— Un autre membre de l’entourage du Procurateur, qui a pénétré subrepticement dans les tunnels, lança Septach Melayn. Entré peut-être en utilisant le même moyen que Mandralisca et son maître pour sortir. Un complot ! Ceux de Ni-moya ont découvert où était Dantirya Sambail et ont eu recours à la sorcellerie pour le faire évader !
— C’est une honte ! s’écria Teotas avec un regard mauvais en direction de Navigorn. Si on peut faire évader si facilement des prisonniers des tunnels avec des artifices de sorcier, pourquoi ne pas avoir jeté un sortilège sur la prison pour éviter précisément que cela se produise ?
— Artifices, sortilèges, contre-mesures… Cela n’aurait pas de fin, déclara sèchement Prestimion. Il est impossible de se protéger contre toutes les éventualités, Teotas. Je vous avais demandé, Maundigand-Klimd, poursuivit-il en se tournant vers le Su-Suheris, de dépouiller la mémoire du Procurateur de certains souvenirs bien particuliers. Et je vous avais aussi ordonné de lui ôter toute possibilité d’obéir à des impulsions malfaisantes. Cela a-t-il été fait ?
— Seulement la phase initiale et préliminaire, la suppression des souvenirs dont vous parlez. Le travail plus ambitieux, l’extirpation du mal si profondément enraciné dans son âme, doit être exécuté avec beaucoup de soin, monseigneur, si l’on ne veut pas réduire le sujet à l’état de débile mental.
— Ce ne serait pas une grosse perte ! lança Gialaurys. En tout cas, voilà un beau gâchis : Dantirya Sambail est en fuite, aussi abject que jamais, et il est en route pour Zimroel où il va lever une armée. Mais nous allons prendre toutes les dispositions utiles. Des messagers vont partir, ventre à terre, à l’ouest et au sud. Je vais envoyer un avis d’alerte dans tous les ports de ces deux côtes. Stoien, Treymone, Alaisor… Nous allons le couper de ses bases, le traquer où qu’il soit et le ramener au Château dans les chaînes. Ce n’est pas comme si le Procurateur était difficile à reconnaître.
— Il ne passe pas inaperçu, c’est certain, fit Abrigant, prenant la parole pour la première fois. Mais il n’a peut-être pas pris la direction de l’ouest ou du sud.
— Quoi ? s’écrièrent Gialaurys et Septach Melayn d’une même voix.
— Akbalik m’a remis ceci il y a cinq minutes, avant d’entrer dans cette salle, poursuivit Abrigant en dépliant une dépêche. D’après ce que j’ai lu, quelqu’un ressemblant furieusement au Procurateur de Ni-moya a été vu il y a deux jours dans la province de Vrambikat. Je précise que cette région est à l’est du Mont du Château. Plein est.
— À l’est ? répéta Gialaurys, l’air ahuri. Qu’irait-il faire à l’est ? Ce doit être une erreur. On ne peut pas d’ici atteindre Zimroel en prenant la direction du levant !
— Si, fit Septach Melayn avec un sourire narquois. Il suffit d’atteindre le rivage de la Grande Mer et de faire toute la traversée !
— Personne dans l’histoire de Majipoor n’a jamais traversé la Grande Mer, répliqua Gialaurys avec un grognement agacé. Qu’est-ce qui te fait croire que Dantirya Sambail se lancerait dans cette folle aventure ?
— Espérons que ce soit vrai, fit Abrigant avec un sourire. Nous n’entendrons plus jamais parler de lui !
Septach Melayn partit d’un grand rire en cascade.
— Et si, par miracle, il réussit à atteindre Zimroel au bout d’un ou deux ans, il lui faudra six mois de plus pour rejoindre Ni-moya depuis l’endroit où il aura touché terre, Pidruid, Narabal ou un autre port. Et nous aurons des troupes qui attendront pour procéder à son arrestation.
— L’idée que le Procurateur puisse entreprendre cette traversée est parfaitement idiote, déclara Prestimion, le seul à ne pas avoir une expression amusée. Le projet est irréalisable.
— D’après une vieille légende, glissa Maundigand-Klimd, la traversée a été tentée une fois, au temps de lord Arioc, par un navire appareillant de Til-omon. Il a mis le cap à l’ouest sur la Grande Mer, mais s’est trouvé pris dans un enchevêtrement d’herbe à dragon flottant au fil de l’eau ; il s’est totalement égaré et a erré pendant cinq ans – onze, disent certains – sur la mer avant de retrouver le chemin du port d’où il…
— Très bien, coupa Prestimion, mais je refuse de croire que Dantirya Sambail ait une telle idée en tête. S’il a vraiment pris la direction des territoires du levant, ce ne peut être qu’une ruse. L’est d’Alhanroel est isolé, loin de tout. Il lui serait facile de disparaître pour ne pas être capturé et de bifurquer vers le nord où il pourrait embarquer pour Zimroel à Bandar Delem ou Vythiskiorn. Ou encore de filer au sud, vers les tropiques, pour quitter le continent. La seule possibilité à laquelle je ne crois pas une seconde est qu’il ait sérieusement l’intention de rentrer chez lui en naviguant sur une mer que jamais personne n’a réussi à traverser.