— Que vas-tu faire ? demanda Septach Melayn.
— Envoyer l’armée dans la province de Vrambikat pour essayer de le retrouver avant qu’il ait définitivement disparu. Sous ton commandement, Gialaurys, ajouta Prestimion en se tournant vers le Grand Amiral. Conjointement avec Abrigant. Je veux que vous soyez en route dans moins de cinquante heures.
Il hésita un moment, se tourna vers le Su-Suheris.
— Vous les accompagnerez, Maundigand-Klimd. Et je veux un Vroon aussi. Les Vroons s’y entendent merveilleusement bien pour voyager en suivant la bonne direction. Y a-t-il dans vos relations, Maundigand-Klimd, un Vroon susceptible de vous accompagner ?
— J’en connais un, monseigneur. Il se nomme Galielber Dorn et il a les qualités requises.
— Où peut-on le trouver ?
— À High Morpin, monseigneur. Il a une concession d’art divinatoire au parc des glisse-glaces.
— Ce n’est pas loin. Faites-lui savoir sans tarder qu’il doit se présenter au Château d’ici demain après-midi. Offrez-lui ce qu’il estime nécessaire pour nous servir de guide.
C’est alors que l’idée vint à Prestimion d’aller voir ce qu’il y avait dans ces territoires du levant où il n’était jamais allé, où personne ou presque n’allait jamais. À l’idée de s’aventurer en territoire aussi mal connu que l’était cette région d’Alhanroel, son cœur se mit à palpiter d’excitation ; il se sentit envahi, une fois encore, par une puissante envie de voir le monde, un désir irrésistible de laisser derrière lui la multitude des salles du Château pour partir à la découverte de la merveille infinie qu’était Majipoor, ce qui était devenu son unique consolation de l’absence de sa bien-aimée.
Il ne les laisserait pas partir sans lui dans ces contrées inconnues.
Il ne pouvait pas.
Et s’il avait besoin de trouver un prétexte plausible pour s’offrir une nouvelle escapade, la traque de Dantirya Sambail ferait parfaitement l’affaire.
— Sais-tu, Septach Melayn, fit-il avec un sourire éclatant au bout de ce silence, je crois que je vais encore avoir besoin de toi comme régent. J’ai décidé d’être de cette expédition.
2
Il sut d’emblée qu’il avait fait le bon choix ; la région qui s’étendait à l’est du Mont était d’une rare beauté.
Prestimion n’était pas le seul membre de l’expédition pour qui cette contrée était inconnue. Personne n’était jamais allé dans les territoires du levant, sauf, peut-être, le petit Vroon, Galielber Dorn, qui leur servait de guide. Il n’était pas certain que le Vroon eût déjà parcouru la région, mais il se comportait assurément comme si c’était le cas, montrant l’un après l’autre tous les sites dignes d’intérêt de l’air confiant de celui qui est passé par-là en maintes occasions. Prestimion savait que c’était un don propre aux Vroons, ce sens de l’orientation quasi infaillible, cette perception intuitive des rapports entre les lieux. Comme s’ils étaient venus au monde avec des cartes détaillées de chaque région de la planète déjà en place derrière leurs grands yeux dorés. En réalité, Galielber Dorn était peut-être en pays aussi inconnu dans ces contrées qu’ils l’étaient eux-mêmes.
Le socle gigantesque du Mont emplissait le ciel derrière eux. Devant, dans les brumes, s’étendait la vallée de Vrambikat, au-delà de laquelle on entrait dans l’inconnu. Il leur était déjà loisible de distinguer au loin des singularités et des merveilles, car le terrain était encore en pente et ils avaient une vue dégagée dans toutes les directions.
— Cette zone rouge, Galielber Dorn, fit Abrigant, le doigt tendu vers le sud-ouest où une tache de couleur vive se détachait avec netteté sur l’horizon, qu’est-ce que c’est ? Un endroit riche en minerai de fer, sans doute ? Le fer a cette teinte rougeâtre.
— Il cherche des métaux partout, fit Prestimion avec un petit rire en se penchant vers Gialaurys. Une véritable obsession.
— Ce n’est que du sable, expliqua le Vroon. Ce sont les dunes rouge sang du Minnegara que vous voyez, à la limite de la mer écarlate de Barbirike. Ce sable est composé des myriades de coquilles de petits animaux qui donnent à la mer sa teinte rouge.
— Une mer écarlate, murmura Prestimion en secouant la tête. Des dunes rouge sang.
Trois jours plus tard, il leur fut donné de les observer de plus près : des rangées parallèles de dunes en croissant, effilées sur leur crête comme des cimeterres et d’une couleur si vive que l’air avait des miroitements rouges au-dessus d’elles. Plus loin, s’étirant à perte de vue, une longue et étroite nappe qui ressemblait d’une manière troublante à une grande mare de sang. C’était un spectacle magnifique et surprenant, mais qui avait quelque chose de sinistre. Abrigant, toujours avide de découvrir des gisements métallifères, était partisan de faire un crochet pour explorer les lieux, mais le Vroon répéta qu’on n’y trouverait pas de fer et Prestimion demanda d’un ton péremptoire à son frère d’abandonner son projet. Leur quête était tout autre.
À Vrambikat, ils questionnèrent les trois habitants qui avaient signalé la présence de Dantirya Sambail. Des gens de modeste condition, deux femmes et un homme, tellement effrayés de se trouver en présence de personnages d’un rang visiblement si élevé qu’il leur était presque impossible de raconter leur histoire. S’ils avaient su qu’ils étaient devant le Coronal, son frère et le Grand Amiral du Royaume, ils se seraient certainement évanouis de saisissement. Sous le coup de l’émotion, ils bafouillaient et bredouillaient des mots incompréhensibles.
Galielber Dorn, cette fois encore, se révéla utile.
— Avec votre permission, fit le Vroon en approchant des trois bredouilleurs ses tentacules flexibles et visqueux.
Il était minuscule, arrivait à peine au genou de la plus petite des deux femmes, mais ils reculèrent devant le Vroon. Son bec doré émit trois claquements secs et ils s’immobilisèrent, oscillant surplace. Galielber Dorn passa de l’un à l’autre, leva deux minces tentacules délicatement ramifiés dont il leur entoura les poignets. Il prolongea un moment son étreinte en les regardant au fond des yeux.
Quand il eut terminé, ils étaient tous trois aussi paisibles que si on leur avait fait avaler une potion calmante. Et quand, à l’exhortation de Prestimion, ils se décidèrent enfin à parler, ils exposèrent amplement toute l’affaire.
Ils avaient effectivement rencontré deux hommes bourrus, désagréables, dont la description correspondait à celle de Dantirya Sambail et de son âme damnée Mandralisca. L’un était long et mince, avec un corps sec et gracieux d’athlète, un visage dur et revêche aux pommettes en lame de couteau et aux yeux semblables à des pierres polies. L’autre, plus petit, plus massif, portait un foulard sur son visage, comme pour se protéger du vent et du soleil, mais ils avaient vu ses yeux, encore plus extraordinaires que ceux de son compagnon : de beaux yeux violets, aussi doux, tendres et chaleureux que ceux du plus grand étaient noirs, froids et hostiles.
— Aucun doute n’est permis, fit Gialaurys. Il n’y a pas deux personnes au monde qui aient des yeux comme ceux du Procurateur.
Les fugitifs avaient fait leur entrée dans la ville de Vrambikat sur deux pesantes montures qui donnaient l’impression d’avoir été poussées à l’extrême limite de leur résistance. Ils avaient expliqué qu’ils voulaient vendre les animaux et en acheter d’autres pour poursuivre leur voyage, ajoutant qu’ils n’avaient pas de temps à perdre.