— J’ai éclaté de rire, raconta l’homme, et leur ai dit que pas un maquignon ne donnerait cinquante pesants pour deux bêtes à moitié mortes. Le grand m’a frappé, il m’a jeté au sol et je crois qu’il m’aurait achevé si l’autre ne l’en avait empêché. À ce moment-là, Astakapra – il montra la plus âgée des deux femmes – leur a dit où ils pourraient trouver une écurie et ils sont partis. Bon débarras, je me suis dit.
— Où est donc cette écurie ? demanda Prestimion. Est-elle facile à trouver ?
— Rien de plus facile, monsieur. Vous prenez cette grande rue, l’avenue Eremoil. Au deuxième carrefour, à l’angle d’Amyntilir, vous tournez à droite. C’est le deuxième bâtiment sur votre gauche, avec les bottes de foin ; vous ne pouvez pas le rater.
— Donne-leur quelque chose, ordonna Prestimion à Abrigant.
Et ils se mirent en route.
Les palefreniers ne se souvenaient que trop bien des deux voyageurs. Il ne leur avait pas été difficile de déterminer que les montures sur lesquelles Dantirya Sambail et Mandralisca étaient arrivés étaient des bêtes volées ; elles portaient sur la croupe la marque d’un éleveur bien connu de Megenthorp, une cité des contreforts, qui avait fait répandre dans l’arrière-pays la nouvelle que deux inconnus s’étaient introduits dans un enclos pour dérober deux juments de valeur. Ils avaient les deux animaux fourbus devant les yeux, en piteux état après des journées d’utilisation abusive. Dès leur arrivée, les deux hommes – l’un sec, au regard farouche, l’autre plus petit, avec des yeux d’une drôle de couleur – avaient dégainé leur arme et choisi deux montures fraîches, laissant aux palefreniers les deux bêtes surmenées de Megenthorp.
— Ils ont donc aussi des armes, fit Abrigant. Fournies par leurs complices au moment de l’évasion ou qu’ils se sont procurées en route ?
— En route, semble-t-il, fit Prestimion. Comme les montures. Avez-vous une idée de la direction qu’ils ont prise en quittant la ville ? poursuivit-il en s’adressant aux palefreniers.
— Oui, mon bon seigneur, oui. Ils sont partis vers l’est. Ils nous ont demandé où se trouvait la grande route de l’est. Nous le leur avons dit, oh ! oui ! nous leur avons indiqué la bonne route ; comment faire autrement avec la pointe d’une épée sur la gorge ?
Dans les territoires du levant.
Jusqu’où ? Jusqu’à la Grande Mer ? Elle se trouvait à des milliers et des milliers de kilomètres. Ils n’étaient certainement pas assez fous pour espérer regagner Zimroel en passant par-là. Où, se demanda Prestimion, se dirigeaient-ils véritablement ?
— En route, fit-il. Ne perdons pas de temps.
— Nous voyageons en flotteur, eux à dos de monture, observa Gialaurys. Tôt ou tard, nous les rattraperons.
— Ils peuvent se procurer des flotteurs de la même manière qu’ils ont trouvé des montures, répliqua Prestimion. En route, messieurs.
Après Vrambikat la campagne se fit plus vide ; il n’y avait plus que de petites agglomérations de-ci, de-là, un camp de troupes impériales en manœuvres de loin en loin, une tour de guet isolée au sommet d’une des collines flanquant la route. Nul n’avait vu ces derniers jours deux étrangers passer à dos de monture, mais il eût été facile à Dantirya Sambail et Mandralisca, à la faveur de la nuit, de traverser ces bourgades sans se faire remarquer. Les deux nuits suivantes, Prestimion et Gialaurys virent en rêve leurs proies continuer de s’enfoncer à une allure soutenue dans les territoires s’étendant devant eux.
— Il faut se fier aux rêves, déclara Gialaurys.
Prestimion ne voulut pas le contredire.
Toujours vers le levant. Que faire d’autre ?
Des scènes d’une extraordinaire beauté se déployaient devant leurs yeux au fil du voyage. La longue mer écarlate se réduisit à une fente dans le sol, sur leur droite, et disparut d’un seul coup. Dans la même direction ils voyaient les sommets d’un vert pâle doux comme le velours d’une importante élévation de terrain ; quand ils regardaient de l’autre côté, vers les plaines du nord, les voyageurs contemplaient un chapelet de lacs parfaitement circulaires, noirs comme l’onyx le plus sombre et aussi luisants, qui s’étiraient sur trois rangs, à perte de vue. Comme si la main d’un artiste les avait distribués avec le plus grand soin dans le paysage.
Une jolie vue, mais une contrée inhospitalière.
— On les appelle les Mille Yeux, annonça Galielber Dorn. Autour de ces lacs s’étend une zone totalement désertique. Il n’y a aucune présence humaine dans cette région. Pas d’animaux sauvages non plus, car nul être vivant ne peut supporter cette eau noire. Elle brûle la peau comme le feu et qui en boit meurt.
Quatre jours plus tard, ils arrivèrent à l’entrée d’un grand abîme sinueux qui prenait la direction du nord-est, vers l’endroit où la terre et le ciel se rencontraient. Ses impressionnantes parois verticales brillaient comme de l’or au soleil de midi.
— Le Fossé des Vipères, annonça le Vroon. Il est long de cinq mille kilomètres et sa profondeur est insondable. Une rivière d’eau verte coule au fond, mais je pense qu’aucun explorateur n’est jamais parvenu à descendre ces murailles à pic pour l’atteindre.
Ils virent ensuite un endroit planté d’arbres portant de longues aiguilles rouges que le vent faisait vibrer comme des cordes de harpes. Un autre où des torrents d’eau brûlante dévalaient une falaise haute de trois cents mètres, une zone de collines vermillon et de ravins pourpres enjambés par des fils arachnéens luisants, aussi résistants que des câbles puissants, un volcan projetant inlassablement, très haut dans le ciel, des matières en fusion écarlates qui jaillissaient en grondant par une fissuration triangulaire du sol.
Tout cela était fascinant, certes, mais le territoire semblait si vaste, si vide. Un silence terrifiant y régnait la plupart du temps. Dantirya Sambail pouvait être n’importe où… ou nulle part. Était-il raisonnable de prolonger cette poursuite apparemment sans espoir ? Prestimion commençait à se demander s’ils ne feraient pas mieux de rebrousser chemin. Il était irresponsable de sa part de continuer à aller de l’avant par simple curiosité alors que des tâches de la plus haute importance l’attendaient au Château et que cette traque semblait de moins en moins devoir être couronnée de succès.
Puis un beau jour, enfin, alors qu’ils n’y croyaient plus, ils eurent des nouvelles des fugitifs. « Deux hommes sur des montures ? » fit un villageois flegmatique au visage plat, dans une bourgade miteuse posée à l’embranchement de deux routes sur lesquelles personne ne circulait. Maundigand-Klimd l’avait repéré. L’homme semblait trouver tout naturel qu’un Su-Suheris apparaisse sans crier gare dans son village isolé ; mais, à l’évidence, tout lui paraissait naturel.
— Oh ! oui ! Oui. Ils sont passés par ici. Un grand maigre et un autre, plus vieux et plus gros. Il y a une dizaine, une douzaine de jours, quatorze peut-être. Ils allaient vers l’est, ajouta-t-il en montrant l’horizon.
L’est. L’est. Toujours plus à l’est.
Mais l’est semblait ne pas avoir de fin.
Ils poursuivirent leur route, traversant une contrée ravissante où l’air était limpide et pur, la température douce, la brise légère. Le sol paraissait fertile. Chaque matin, le lever du soleil était un ravissement d’un vert doré. Mais il n’y avait que des hameaux isolés, éloignés de plusieurs dizaines de kilomètres les uns des autres, dont les habitants écarquillaient les yeux à la vue de ces voyageurs de haut rang qui s’aventuraient jusque chez eux dans un cortège de flotteurs rutilants arborant l’emblème royal.