Il était presque inimaginable, se disait Prestimion, qu’après des millénaires de présence humaine sur Majipoor il y eût encore des terres quasi inhabitées à quelques semaines de trajet du Mont du Château. Il savait que de vastes zones du centre de Zimroel restaient inoccupées, mais voir ces immenses espaces vides et silencieux pratiquement à l’ombre du Mont… c’était inattendu, c’était fort étrange. Cela incitait à l’humilité. Cela montrait, une fois encore, à quel point la planète était gigantesque. Après tous ces milliers d’années de colonisation humaine, la vastitude de Majipoor était telle qu’il restait d’amples espaces pour l’expansion.
Cette région pouvait être fructueusement développée. Un projet à étudier, se dit Prestimion ; comme s’il n’en avait déjà pas assez devant lui.
La route qu’ils suivaient, une large voie rectiligne, s’inclina légèrement vers le sud tout en conservant la direction générale du levant. Les rares agglomérations qu’ils traversaient étaient encore plus espacées, de petits groupes de huttes à toit de chaume, entourées d’un misérable potager. Les prairies verdoyantes et les forêts cédèrent la place au nord à des étendues désertes aux contours brouillés, au sud à une ligne de collines bleutées. Devant eux, pourtant, s’étendait une plaine herbeuse, parsemée de cours d’eau et de petits lacs, paisible, sereine, attrayante.
Mais on voyait à certains signes que l’endroit n’était pas entièrement un paradis bucolique. Des vols de grands oiseaux de proie aux ailes ténébreuses passaient fréquemment au-dessus d’eux – des khestrabons ou peut-être des surastrenas, plus grands et plus farouches –, leur long cou jaune en pleine extension, leurs gros yeux absorbant avidement tout ce qu’il y avait à voir dessous. De temps en temps, ils les voyaient au loin fondre par groupes de deux ou trois comme pour saisir quelque malheureux animal migrateur. Il y avait aussi des insectes effrayants, des coléoptères faisant le double de la taille d’un œuf de thuvna, la tête armée de six cornes de trois centimètres, les ailes couvertes d’une armure noire chargée de sinistres taches rouges. Ils virent un matin une armée de ces insectes, s’étirant sur huit cents mètres, passer à cinq de front au bord de la route en produisant avec leurs énormes pièces buccales des claquements terrifiants.
Gialaurys voulut savoir comment ils s’appelaient.
— Calderoules, répondit le Vroon. Ce qui, dans le dialecte de l’est d’Alhanroel, signifie « cracheurs de poison », car ils projettent un acide brûlant à trois mètres par des orifices placés sous leurs ailes, et malheur à celui qui en reçoit sur les lèvres ou les narines.
— Je pense que l’endroit est moins charmant qu’il ne le paraît, fit Abrigant avec un petit sifflement de dégoût.
Prestimion fit passer le mot le long de la colonne de flotteurs que personne ne descende des véhicules avant que ces insectes soient loin.
Pour ce qui était des plantes de la région, jamais Prestimion et ses compagnons n’en avaient vu de semblables. Confalume, quand il était Coronal, s’était passionné pour la botanique, comme pour beaucoup d’autres choses, et Prestimion avait souvent déambulé en sa compagnie dans l’une ou l’autre des grandes serres à toit de verre que son prédécesseur avait fait construire dans le Château, admirant les merveilleux et étranges végétaux en provenance de toutes les parties du monde ; à la longue, Confalume lui avait transmis un peu de sa passion pour les curiosités horticoles. À la demande de Prestimion, Galielber Dorn mit un nom sur les plantes qui s’offraient à leurs regards : voici des vignelunes et des carajoncs gris, ces touffes denses sont des fleurs de mikkus, là vous voyez des barugazas et cet arbuste au tronc blanc et aux fruits pareils à des globes de jade clair est un kammoni. Peut-être étaient-ce les vrais noms, peut-être étaient-ils de l’invention du Vroon. Quoi qu’il en soit, au bout d’un certain temps, n’ayant plus rien à proposer, il agita ses tentacules en signe d’ignorance chaque fois qu’on lui demandait d’identifier tel ou tel spécimen insolite aperçu au bord de la route.
Mais il connaissait encore le nom des sites remarquables devant lesquels ils passaient. Devant un endroit étonnant qu’il appela la Fontaine du Vin, le Vroon expliqua que des organismes vivants et invisibles à l’œil nu effectuaient une fermentation naturelle dans un bassin souterrain et qu’un geyser projetait cinq fois par jour dans le ciel le produit de ce processus. « Mais je ne vous conseille pas d’y goûter », ajouta-t-il quand Gialaurys manifesta de l’intérêt.
Puis, successivement, ils virent les Collines Dansantes, le Mur de Flamme, la Grande Faux, la Toile des Gemmes…
Les kilomètres se succédaient ; les jours s’enchaînaient. Les semaines. Ils continuaient d’aller vers le levant ; derrière eux la masse du Mont devenait de plus en plus difficile à distinguer. Il n’y avait plus de villages sur la route, rien d’autre à voir que de vastes prairies herbues, chacune d’une couleur différente : une grande étendue d’herbe couleur topaze voisinait avec une autre dont les jeunes pousses vigoureuses étaient d’un bleu de cobalt, puis bordeaux, indigo, d’un jaune crémeux, safran et d’un vert-jaune éclatant.
— Nous devons approcher de la Grande Mer, observa Abrigant. Regardez comme le sol est plat. Et il n’y a que de l’herbe qui pousse, comme si le terrain était un marécage sablonneux. La mer ne doit pas être loin.
— J’en doute fort, répliqua Gialaurys d’un ton bourru.
Il avait depuis longtemps perdu toute envie de poursuivre cette expédition qui lui paraissait maintenant être une entreprise téméraire, voire impossible à mener à bien. Il lança un regard interrogateur au Vroon.
— La mer peut aussi bien être à une journée de route qu’à un an. Qu’en pense notre petit sorcier ?
— Ah ! la mer, la mer ! fit Galielber Dorn avec un petit claquement de son bec, l’équivalent d’un sourire pour ceux de sa race, en indiquant vaguement l’orient. Encore loin. Très, très loin.
De fait, il laissèrent bientôt derrière eux les formations herbeuses pour traverser une région parsemée de collines de granit violacé, ne ressemblant aucunement à un paysage côtier, avant de pénétrer dans une forêt dense au riche sol noir, où de gros fruits sphériques et brillants d’une variété inconnue pendaient de la moindre branche des arbres à l’épais feuillage comme des lampes dorées par une nuit verte.
Malgré les récriminations de Gialaurys, Prestimion n’était pas encore prêt à abandonner la traque du Procurateur. Ils commençaient maintenant, tous autant qu’ils étaient, à chercher résolument Dantirya Sambail dans leurs rêves. C’était souvent une bonne manière d’avoir accès à des renseignements impossibles à obtenir par d’autres moyens.
La méthode produisit aussitôt une riche moisson de résultats. Trop riche, en réalité. Abrigant, après s’en être remis à la bienveillance de la Dame de l’île, sa mère, eut la vision nette du Procurateur et de son âme damnée dans un village aux constructions basses, rondes, couvertes de tuiles bleues, au bord d’un cours d’eau rapide et se réveilla avec la conviction que l’endroit se trouvait à moins de cent kilomètres au nord de leur position. Mais Gialaurys aussi avait vu les fugitifs en rêve, bivouaquant dans le plat pays enchanteur qu’ils avaient laissé derrière eux, là où les oiseaux de proie au cou jaune avaient survolé le convoi. La voix qui parla à Gialaurys dans son rêve était formelle : l’expédition avait dépassé de nuit, plusieurs semaines auparavant, l’endroit où se trouvaient les évadés et avait déjà parcouru quinze cents kilomètres de trop. Mais un des capitaines de Prestimion, Yeben Kattikawn, un homme du nord-ouest d’Alhanroel, affirmait tout aussi catégoriquement qu’il avait eu la vision du Procurateur allant bon train devant eux dans un flotteur volé ; s’il fallait en croire le rêve de Yeben Kattikawn, Dantirya Sambail avait presque atteint les rives du lac Embolain aux eaux lisses comme la soie, le seul endroit de l’est d’Alhanroel dont tout le monde avait entendu parler, même si très rares étaient ceux qui pouvaient dire où il se trouvait précisément. Prestimion, quant à lui, après avoir tourné et retourné toute une nuit le problème dans son sommeil, se réveilla avec la conviction qu’ils avaient dépassé Dantirya Sambail dans les Collines Dansantes qui lui apparurent avec la plus grande netteté, palpitant et oscillant sous l’effet des tremblements du sol, tandis que le Procurateur et son sinistre compagnon, filant sur leurs crêtes instables, se dirigeaient vers le nord en attendant de pouvoir décrire vers l’ouest une grande boucle qui les ramènerait derrière le Mont du Château, d’où il leur serait possible de gagner la côte occidentale du continent.