Ce fatras de contradictions n’était d’aucun secours. À l’heure du déjeuner, dans le campement installé près d’un bosquet de hautes fougères arborescentes aux frondes argentées et à la tige velue, garnie d’une fourrure écarlate, Prestimion prit Maundigand-Klimd à part pour lui demander son opinion afin de clarifier la situation en expliquant que les rêves de la nuit n’avaient fait qu’accroître la confusion ; le Su-Suheris qui n’avait pas pris part à cette quête onirique, car sa race ne pratiquait pas la divination par les songes, répondit qu’il soupçonnait qu’il y avait de la sorcellerie là-dessous.
— Ce sont, à mon sens, de fausses pistes que votre ennemi a implantées dans votre esprit. Il existe des sortilèges de dispersion qu’un homme en fuite peut jeter afin de détourner du bon chemin ceux qui le recherchent. Tous ces rêves montrent à l’évidence que le Procurateur a usé de ces sortilèges ou qu’on l’a fait pour lui.
— Et vous ? Où pensez-vous qu’il se trouve ?
Maundigand-Klimd entra aussitôt en transe, les deux têtes en communion, et resta un long moment à se balancer sans parler devant Prestimion. Apparemment dans un autre monde. Une brise légère soufflait du sud, mais elle faisait à peine frémir les frondes argentées des fougères. Tout demeura immobile et silencieux pendant un temps interminable. Puis les deux paires d’yeux du mage s’ouvrirent au même instant.
— Il est partout et nulle part à la fois, déclara-t-il, l’air plus sombre que d’ordinaire.
— Ce qui signifie ? reprit patiemment Prestimion, voyant qu’aucune explication ne venait.
— Que nous nous sommes fait berner, monseigneur. Que le Procurateur – comme je le soupçonnais – ou un sorcier à sa solde a répandu la confusion par toutes ces provinces à la population clairsemée, de sorte que les habitants que nous rencontrons l’imaginent voyageant dans telle ou telle direction, à bord d’un flotteur ou à dos de monture. Les renseignements qu’ils nous ont fournis sont dépourvus de toute valeur. Il en va de même pour ce qu’Abrigant a vu en rêve et Kattikawn aussi, je le crains.
— Votre transe vous a-t-elle permis de voir où il se trouve ?
— Seulement où il ne se trouve pas, hélas ! répondit le Su-Suheris. Mais je soupçonne que la vérité se révélera plus proche de votre rêve et de celui de Gialaurys : il se peut que Dantirya Sambail ne se soit jamais aventuré aussi loin. Peut-être a-t-il seulement fait croire qu’il avait pris la route du levant pour nous inciter à penser qu’il se dirigeait vers la Grande Mer, alors qu’en réalité il prenait une tout autre direction.
Prestimion balança un coup de pied rageur sur l’herbe dorée et spongieuse.
— Exactement ce que je me suis dit au début ! Il a fait semblant de s’enfoncer dans ces territoires mal connus du levant pour revenir rapidement sur ses pas en direction du Mont afin de gagner un des ports de la côte occidentale et s’embarquer pour Zimroel.
— Il semble, monseigneur, que c’est ce qu’il ait fait.
— Alors, nous le retrouverons, où qu’il soit. Nous avons cent sorciers contre le sien… Vous êtes sûr qu’il n’est pas devant nous, quelque part ?
— Je ne suis sûr de rien, monseigneur. Mais les probabilités indiquent le contraire. Il n’a rien à gagner à poursuivre sa route vers le levant. Mes intuitions, auxquelles je me fie, me disent qu’il est derrière nous et que la distance qui nous sépare ne fait que croître de jour en jour.
— Bien sûr. Nous allons dans la direction opposée ! Tout cela, je le vois bien, n’a été qu’une chasse au gihorna !
Il n’existait plus maintenant aucune raison de poursuivre l’expédition, sinon son appétit d’explorer de nouvelles terres. Ce n’était pas suffisant.
— Gialaurys ! s’écria Prestimion en frappant dans ses mains. Abrigant !
Ils accoururent à l’appel du Coronal qui leur exposa rapidement ce que Maundigand-Klimd venait de dire.
— Bien, fit aussitôt Gialaurys avec un grand sourire de satisfaction. Je vais faire passer le mot le long de la colonne ; nous repartons vers le Mont.
Abrigant argumenta âprement pour chercher son village aux toits de tuiles bleues, à cent kilomètres à l’est, mais Prestimion savait qu’il serait stupide de se lancer à la recherche de ce qui devait n’être qu’une illusion de plus. Non sans une pointe de tristesse à l’idée de mettre fin à ce voyage, il autorisa Gialaurys à donner l’ordre de faire demi-tour.
Ils bivouaquèrent ce soir-là sur un terrain boisé où des brumes pourpres filtrant du sol mouillé teintaient aussitôt d’un violet profond les nuages gris qui arrivaient au coucher du soleil, tandis que l’astre plongeant vers l’horizon nimbait d’un rouge magique, translucide les feuilles vernissées des arbres de la forêt. Prestimion demeura un long moment immobile, le regard tourné vers le couchant baigné dans cette étrange lumière, jusqu’à ce que le soleil disparaisse derrière la masse lointaine du Mont du Château et que l’enveloppe l’obscurité venant de l’orient, de ces lointaines contrées baignées par la Grande Mer dont il ne lui serait jamais donné, il en eut la conviction, de contempler l’immensité.
Il eut pourtant l’occasion de le faire, quelques heures plus tard, dans un rêve d’une exquise clarté qui lui vint dès que le sommeil l’eut pris. Dans ce rêve, ils n’avaient pas abandonné la piste du levant mais s’étaient aventurés plus loin, beaucoup plus loin, à la limite des territoires explorés, au-delà du dernier poste avancé établi à Kekkinork, l’endroit où était extrait le spath marin dont lord Pinitor avait, en des temps reculés, incrusté la muraille de la cité de Bombifale. La Grande Mer s’étendait juste au-delà de Kekkinork, protégée par de hautes falaises qui s’étiraient parallèlement à la côte, à perte de vue au nord comme au sud, une barrière imposante, apparemment interminable, de pierre noire luisante, striée de veines de quartz d’un blanc éblouissant. Il y avait une seule ouverture dans la falaise sans fin, une étroite entaille par laquelle se glissaient les premières lueurs du jour nouveau ; dans son rêve, Prestimion s’élança vers cette ouverture, il la franchit pour atteindre le rivage et avança dans les flots paisibles, teintés de rose de l’océan qui couvrait près de la moitié de la surface de la planète.
Il se tenait dans son rêve à la lisière du monde.
La côte occidentale de Zimroel se trouvait devant lui, tout là-bas, à une distance inconcevable, invisible derrière la courbe de l’horizon. Le regard fixé sur les lointains, il essaya sans succès d’évaluer l’immensité de la masse d’eau qui s’étendait entre les deux rivages. Mais aucun esprit n’était en mesure de le concevoir. Il ne voyait que de l’eau, d’un rose tendre près de la grève, puis vert pâle, turquoise, plus loin d’un bleu profond et, au-delà, une teinte uniforme d’un gris azuré qui se fondait imperceptiblement dans le ciel.