Il lui était impossible d’imaginer qu’il pût y avoir une fin à cet océan colossal, même s’il savait, dans un recoin rationnel de son cerveau, qu’il devait y en avoir une… très loin, si loin que le navire capable de réaliser cette traversée n’avait pas encore été construit. Le continent de Zimroel s’étendait là-bas, quelque part devant lui, et sur le rivage opposé, c’était la Mer Intérieure qui lui avait paru gigantesque lorsqu’il l’avait traversée dans sa jeunesse d’Alaisor à Piliplok, mais qui, en comparaison de la Grande Mer, n’était guère qu’une grande flaque. Et toujours plus à l’est, de l’autre côté de la Mer Intérieure, il y avait Alhanroel, sa multitude de cités, son Labyrinthe et son Château, sur l’autre rivage duquel il se tenait, incapable d’appréhender les distances par la pensée.
— Prestimion ? fit une voix douce.
C’était Thismet.
En se retournant, il la vit franchir le goulet dans la falaise noire et s’élancer vers lui sur le sable, le visage illuminé par un sourire, les bras ouverts. Elle était habillée comme le jour où elle était venue sous sa tente, dans le paisible Val du Gloyn, juste avant la bataille décisive de la guerre civile, pour se repentir de la faute qu’elle avait commise en poussant son frère à s’emparer de la couronne et lui offrir de devenir son épouse. Une robe blanche unie, sans rien d’autre dessous que son corps souple et magnifique. Elle était nimbée d’un halo éblouissant.
— Nous pourrions nager jusqu’à Zimroel, Prestimion. Veux-tu ? Viens. Viens.
Quand elle ôta sa robe à la lumière éclatante du matin, il vit son corps mince, à la peau bistre luire dans sa miraculeuse nudité comme du bronze bruni. Il contempla avec ravissement ses formes élégantes, laissa son regard émerveillé descendre des épaules fines et des petits seins ronds, haut perchés le long du ventre plat qui s’évasait d’une manière si saisissante à la hauteur des hanches et jusqu’aux jambes fines et musclées ; puis, les mains tremblantes, il s’avança vers elle.
Elle referma ses deux mains sur la sienne. Mais, au lieu de venir à lui, elle l’attira à elle, avec une force à laquelle il n’aurait pu résister s’il l’avait voulu, et l’entraîna vers la mer. L’eau dans laquelle il s’immergea était chaude et apaisante. Le ventre d’une mère n’aurait pu être plus rassurant. En longues brasses rapides, ils commencèrent à nager vers l’est, Thismet le précédant de peu, ses cheveux bruns lustrés brillant à la lumière du jour nouveau ; pendant des heures, ils nagèrent ainsi, en direction de l’autre rivage, de l’autre continent. De loin en loin, elle se retournait pour lui sourire, agiter la main, lui faire signe de la suivre.
Il ne ressentait pas la moindre fatigue. Il savait qu’il pouvait nager des journées comme cela. Des semaines. Des mois.
Mais, à un moment, il regarda en direction de Thismet, se rendit compte qu’il ne la voyait plus, que cela faisait déjà un certain temps qu’il ne l’avait pas vue, qu’il ne se souvenait plus depuis combien de temps il ne l’avait pas vue, là, devant lui.
— Thismet ? cria-t-il. Thismet, où es-tu ?
Mais il n’eut pas de réponse. Rien d’autre que le clapotement des vagues et il finit par comprendre qu’il était totalement seul dans la vastitude de l’océan démesuré.
Le lendemain matin, Prestimion ne dit rien à personne ; il se lava le visage dans l’eau limpide du petit ruisseau qui coulait au bord du campement et trouva pour son petit déjeuner un peu de viande froide restant du dîner de la veille. Peu après, ils levèrent le camp et entreprirent le long voyage de retour vers le Château sans que personne ne parle des rêves de la nuit ni de l’échec de la traque de Dantirya Sambail.
3
Ce n’était que le milieu de la matinée, mais déjà au moins dix assassins avaient fait irruption, l’épée à la main, dans le bureau du Coronal et Septach Melayn les avait expédiés dans l’autre monde avec son efficacité habituelle. Ils arrivaient le plus souvent par groupe de deux ou trois, mais les derniers étaient quatre. Il leur avait donné une magistrale leçon d’escrime.
Tassé dans le fauteuil du bureau de Prestimion, considérant d’un air lugubre la dernière pile de documents officiels attendant sa signature, il sentit un désir incoercible de se lever et d’en embrocher quelques-uns de plus. Il ne s’agissait pas seulement d’entretenir ses réflexes, aussi important que ce fût, mais de préserver sa santé mentale. Septach Melayn avait fait le serment de servir Prestimion dans toutes les tâches qu’il lui confierait mais il ne s’attendait certes pas à rester coincé des semaines d’affilée dans ce bureau, à assumer les tâches les plus mornes incombant à un Coronal, tandis que le vrai monarque parcourait les mystérieux territoires du levant, où il essayait non seulement de suivre la piste de Dantirya Sambail, mais où il lui était donné de vivre en chemin les aventures les plus excitantes, de contempler une infinité de monstres et de merveilles.
Qu’un autre assume la régence la prochaine fois que l’envie prendrait Prestimion de partir en balade ! Gialaurys, Navigorn, le duc Miaule d’Hither Miaule ou n’importe qui… Akbalik, Maundigand-Klimd ou même, pourquoi pas, le jeune Dekkeret. N’importe qui mais pas moi. J’en ai plus qu’assez de cette situation. Je suis un homme d’action, pas de cabinet et de paperasses. Tu as été injuste envers moi, Prestimion.
Il prit du bout des doigts le premier document de la pile.
Résolution n°1278, l’an Un de Confalume et lord Prestimion. Attendu que le conseil municipal de la cité de Low Morpin a apporté la preuve concluante de la nécessité de rénover la canalisation des eaux d’égout de la portion comprise entre la Route Havilbove et la limite du district de Siminave, sur le territoire de la cité voisine de Frangior, attendu que le conseil municipal de Frangior ne s’oppose en aucune manière aux rénovations susmentionnées, le conseil municipal de Low Morpin décide en conséquence…
Oui. Qu’il décide ! Qu’ils décident donc ce qu’ils veulent ! Que les eaux usées des deux cités se déversent sur la grand-place de Sipermit, si cela leur chante ! Septach Melayn n’en avait que faire. En quoi cela le concernait-il ? En quoi cela pouvait-il même concerner le Coronal ? Il commençait à avoir les yeux vitreux d’ennui et de fatigue. Il apposa sa signature au bas de la résolution sans lire la fin, posa le document sur le côté.
Résolution n°1279, l’an Un de Confalume et lord Prestimion…
Il n’en pouvait plus. Une demi-heure de cette corvée, c’est tout ce qu’il pouvait supporter. Son âme s’insurgeait.
— Quoi ? rugit-il en relevant la tête. Encore des assassins ? N’y a-t-il donc plus en ce monde de respect pour la plus haute charge du royaume ?
Ils étaient cinq cette fois, cinq hommes efflanqués, au nez en bec d’aigle, avec le teint hâlé des gens du Sud. Septach Melayn se dressa d’un bond. Sa rapière, qui restait toujours près de lui sur le bureau, était déjà dans sa main et en mouvement.
— Regardez-vous donc lança-t-il d’un ton vibrant de dédain. Avec vos bottes crottées ! Vos pourpoints en loques couverts de taches de graisse ! Vous auriez pu vous habiller pour venir au Château !
Ils s’étaient disposés en demi-cercle sur toute la largeur de la pièce. Septach Melayn se dit qu’il allait commencer par le côté de la fenêtre et les prendre l’un après l’autre.
Puis il cessa de penser et devint pur mouvement, une machine à donner la mort, dansant sur la pointe des pieds en conservant un équilibre parfait, son bras droit s’étirant de tout son long pour porter un coup de pointe, se retirant, allongeant une botte, parant un coup, attaquant de nouveau. La lame se déplaçait à la vitesse de la lumière.