— Montrez-moi, je vous prie, le métal produit par votre procédé, fit Septach Melayn non sans aménité.
— Ah ! fit Taihjorklin dont les membranes élastiques de la gorge se dilatèrent d’une manière troublante. Bien sûr, seigneur. Le métal.
Le Hjort se tourna pour prendre sur le plateau un fil fragile de métal brillant, pas plus épais qu’un cheveu, pas plus long qu’un doigt, qu’il présenta à Septach Melayn avec un ample geste du bras.
Septach Melayn l’examina avec froideur.
— Je m’attendais à voir un lingot, au moins.
— Il y aura des lingots en quantité, seigneur, le moment venu.
— Mais, dans l’immédiat, c’est tout ce que vous avez ?
— Ce que vous voyez n’est pas une mince réussite, seigneur. Le procédé est encore rudimentaire. Nous avons posé les principes généraux et nous sommes prêts à aller de l’avant. Il conviendra d’acquérir un matériel considérable avant d’être en mesure de passer au stade de la production à grande échelle. Nous aurons besoin, par exemple, de vrais fourneaux, d’alambics, d’appareils de sublimation, de bassins de scorification, de creusets, de vases à bec, de lampes, d’extracteurs de vapeurs…
— Qui coûteront énormément d’argent, si je comprends bien ?
— Un financement considérable sera nécessaire, en effet. Mais la réussite ne fait aucun doute. Nous obtiendrons à la longue toutes les quantités de métal que nous désirons à partir des substances viles, de la même manière que les plantes tirent leur nourriture de l’air, de l’eau et du sol. Car un est tout et tout est un ; si on n’a pas le un, tout n’est rien, mais en suivant la voie qui convient, le plus haut descend jusqu’au plus bas et le plus bas s’élève jusqu’au plus haut, et la réussite totale est à notre portée. Nous sommes en possession, soyez-en assuré, seigneur, de l’élément qui permet tout. Cet élément, je vous le confie, seigneur, n’est autre que l’eau sèche, que tant d’autres ont si longtemps recherchée, mais que nous sommes seuls à…
— L’eau sèche ?
— Précisément. La distillation répétée six ou sept cents fois d’une eau banale lui retire son humidité, à condition d’ajouter au substrat certaines substances d’une grande sécheresse à des stades précis du processus. Permettez-moi de vous montrer, seigneur.
Taihjorklin prit derrière lui un vase à bec sur le plateau.
— Voici l’eau sèche, seigneur : vous voyez ? Cette blanche substance brillante, solide comme le sel.
— Vous parlez de cette croûte écailleuse sur les parois du vase ?
— Absolument. C’est un élément pur ; à partir d’éléments comme celui-ci peut être produit l’élixir de transmutation qui est un corps transparent, rouge lustré dans ses émanations, grâce auquel…
— Oui, je vous remercie, fit Septach Melayn en se renversant dans son fauteuil.
— Seigneur ?
— Je rapporterai les détails de cette conversation au Coronal, dès son retour. Je lui dirai : un est tout ; tout est un. Vous êtes le maître de la calcination et de la combustion, le mystère de l’eau sèche est un jeu d’enfant pour vous et avec des fonds publics d’une importance qui devrait être considérable, vous affirmez être en mesure de produire à partir des sables de Majipoor une quantité illimitée de métaux de valeur. Ai-je bien résumé la situation, Ser Taihjorklin ? Très bien. Je ferai mon rapport et le Coronal donnera à l’affaire la suite qu’il jugera bon de lui donner.
— Seigneur… J’avais à peine commencé…
— Merci, Ser Taihjorklin. Nous vous tiendrons au courant.
Il sonna pour appeler Nilgir Sumanand qui reconduisit le Hjort et ses assistants.
— Pfft… ! Un est tout ! Tout est un ! soupira Septach Melayn quand ils furent sortis.
Cette étrange armée de sorciers, d’exorcistes, de géomanciens, d’aruspices et de thaumaturges, de colporteurs de superstitions et de prophètes de tout poil qui se répandaient depuis son enfance sur toute la surface de la planète lui avait paru assez difficile à supporter. Mais un alchimiste prétendant réussir la transmutation des métaux pouvait dégoiser plus d’absurdités que sept sorciers réunis !
Mais il revenait à Prestimion de régler ce problème… si Prestimion daignait revenir un jour des territoires du levant. Ils pourraient recruter, Abrigant et lui, mille alchimistes par semaine, si cela leur chantait. Septach Melayn s’en lavait les mains.
La régence était en train de le rendre fou, voilà ce qui le préoccupait. Occire encore une demi-douzaine d’assassins l’aiderait peut-être à contrôler ses nerfs. Il saisit sa rapière, darda un regard noir sur la nouvelle troupe d’ennemis qui venait de faire irruption dans la pièce.
— Quoi ? Six d’un coup ! L’audace de cette vermine n’a pas de limites ! Permettez-moi de vous montrer quelques mouvements du noble art de l’escrime ! Cette botte s’appelle la calcination ! Et voici la combustion de la sublimation ! Ha ! ma rapière est plongée dans l’eau sèche ! Sa pointe implacable transforme le un en tout et le tout en un. Et voilà ! Voyez comme je vous transmue ! Un ! Deux ! Trois !…
Le programme de l’après-midi était chargé. Le premier visiteur était Vologaz Sar, le représentant officiel au Château de Sa Majesté le Pontife : un homme d’âge mûr, plein d’entrain, à l’air dégagé et à la peau claire, qui respirait la santé et semblait ravi d’avoir échappé aux sinistres profondeurs du Labyrinthe après une vie passée au service du Pontificat. Il était originaire de Sippulgar, une cité ensoleillée aux bâtiments dorés de Zimroel, sur la côte lointaine d’Aruachosia, et, comme nombre de gens du Sud, il avait une cordialité et une affabilité que Septach Melayn trouvait à son goût. Mais, ce jour-là, Vologaz Sar semblait quelque peu perturbé par l’absence prolongée de lord Prestimion. Il fit part de sa perplexité sur le fait qu’un Coronal fraîchement intronisé passe de si longues périodes à voyager et reste si peu de temps dans sa capitale.
— J’ai cru comprendre que lord Prestimion avait pris cette fois la direction du levant. Cela semble singulier. On peut concevoir qu’un Coronal ait envie de se montrer à son peuple, mais à qui peut-il se montrer dans ces territoires ?
Ils buvaient une coupe de ce vin bleu moelleux du Sud que les producteurs exportaient au compte-gouttes vers les autres provinces. C’était une attention délicate de la part de Vologaz Sar d’avoir apporté ce vin exquis. Le légat pontifical était à tous égards un homme de goût et de distinction. Sa tenue en était une preuve supplémentaire. Impeccablement vêtu, Vologaz Sar avait choisi une longue robe de coton d’un blanc éclatant, élégamment brodée de motifs abstraits à la manière posante de Stoienzar, sur une riche sous-tunique de soie rouge foncée, avec des chausses d’un rouge plus clair. Une cape de velours noir lui couvrait les épaules. Sur sa poitrine, l’emblème doré du Labyrinthe réservé aux dignitaires du Pontificat était orné de trois petites émeraudes d’un vert profond. Septach Melayn trouvait l’impression générale profondément satisfaisante. L’attention portée aux détails vestimentaires suscitait toujours son admiration.
Il remplit les coupes et répondit en choisissant ses mots avec soin.
— Ce voyage dans les territoires du levant n’est pas exactement un périple officiel. Le Coronal a une affaire délicate, de nature personnelle, à y régler.
— Je vois, fit le légat pontifical en hochant gravement la tête.
Voyait-il vraiment ? Que pouvait-il voir ? Vologaz Sar avait trop de savoir-vivre pour demander des précisions.