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Le prince s’était ajouté le matin même à la liste des rendez-vous de Septach Melayn. On ne pouvait en règle générale être reçu par le régent en s’y prenant à la dernière minute, mais Serithorn, en sa qualité de haut pair du royaume, faisait exception à cette règle comme à toutes les autres. De plus, Septach Melayn, comme tout un chacun, trouvait Serithorn sympathique et attachant ; peu importait qu’il eût choisi, après avoir beaucoup hésité, le camp de Korsibar pendant la guerre civile. Il était difficile de garder longtemps rancune à Serithorn. Et la guerre n’était même plus de l’histoire ancienne : elle était sortie de l’Histoire.

En général, Serithorn arrivait en retard à ses rendez-vous. Mais, ce jour-là, pour une raison ou pour une autre, il était à l’heure ; Septach Melayn se demanda pourquoi. Comme à son habitude, Serithorn était vêtu simplement, sans ostentation, d’une cape unie brun-roux tombant en larges plis sur une tunique cramoisie et chaussé de bottes de cuir bordées de fourrure rouge. La plus grosse fortune de Majipoor n’avait pas besoin de faire de l’épate. Là où un autre aurait choisi comme couvre-chef un chapeau tape-à-l’œil en feutre, à large bord garni de métal et orné de plumes écarlates de tiruvyn, le prince Serithorn se contentait d’une curieuse toque jaune rigide, haute et carrée, qu’un Lii devant son étal de saucisses eût repoussée avec mépris. Il se découvrit en entrant et lança la toque sur le bureau – le bureau du Coronal – avec la désinvolture dont il eût fait montre dans son salon.

— Mon neveu, si je ne me trompe, vient de partir, commença-t-il. Un garçon épatant, Akbalik ; la famille peut être fière de lui. Il paraît que Prestimion l’expédie à Zimroel. Je me demande bien pourquoi.

— Simplement, j’imagine, pour observer la manière dont la population réagit à l’intronisation de son nouveau Coronal. Une bonne idée, ne trouvez-vous pas, que Prestimion se tienne informé du climat général sur l’autre continent ?

— Oui, oui, fit Serithorn. Certainement… Vous travaillez dur, n’est-ce pas, pour un esprit badin, poursuivit-il en indiquant la pile de documents sur le bord du bureau. Vous vous échinez sur toute cette affreuse paperasserie ! Je vous félicite pour votre zèle, Septach Melayn !

— Le compliment n’est pas mérité, prince Serithorn. Je ne me suis pas encore penché sur ces documents.

— Mais vous le ferez, je suis sûr que vous allez le faire ! Ce n’est qu’une question de temps… Vous êtes admirable, Septach Melayn ! J’ai, vous ne l’ignorez pas, un esprit léger qui s’apparente beaucoup au vôtre. Je vous vois assumer jour après jour la lourde tâche de la régence, alors que je n’ai jamais réussi à me contraindre à une activité sérieuse plus de trois minutes d’affilée. Mes félicitations sont sincères.

— Vous me surestimez, je pense, fit Septach Melayn en secouant la tête. Et vous vous sous-estimez beaucoup. Certains sont secrètement stupides et dissimulent leurs faiblesses sous un air de profonde gravité ou maintes fanfaronnades. Vous êtes secrètement profond et la frivolité chez vous n’est qu’une affectation. Et vous avez eu une grande influence dans les affaires du royaume ; j’ai appris que c’est vous qui avez incité Confalume à prendre Prestimion pour successeur.

— Moi ? Détrompez-vous, mon ami. Confalume a remarqué tout seul les qualités de Prestimion ; j’ai seulement donné mon adhésion quand il m’en a informé.

Serithorn haussa un sourcil ; un sourire radieux joua sur son visage lisse.

— Secrètement profond, dites-vous ? C’est un jugement flatteur, très flatteur. Mais totalement erroné. Vous avez peut-être, mon cher ami, des profondeurs secrètes ; pour ma part, je ne suis que frivolité. Je l’ai toujours été et le serai toujours.

Les grands yeux limpides de Serithorn contemplèrent Septach Melayn avec un regard narquois qui semblait démentir tout ce qu’il venait de dire. Il y a dans ces yeux des couches impénétrables de roublardise, se dit Septach Melayn.

Mais il refusait de relever le défi.

— Le fait est, je pense, reprit-il en souriant d’un air patelin, que chacun de nous surestime l’autre. Vous n’êtes que frivolité, dites-vous ? Très bien : je consens à accepter l’opinion que vous avez de vous-même. Pour ma part, je propose de me définir comme un moqueur oisif et nonchalant, naturellement gai, aimant à l’excès la soie, les perles et les vins fins, dont les seules qualités notables sont une certaine habileté dans le maniement de l’épée et une profonde loyauté envers ses amis. Pouvons-nous également nous mettre d’accord sur cette appréciation ? Nous concluons un pacte, Serithorn ?

— Très bien. Nous sommes de la même race, Septach Melayn, de celle des fantaisistes frivoles et légers. Vous avez, soyez-en assuré, toute ma sympathie pour avoir été contraint par Prestimion de vous taper toutes ces inepties bureaucratiques. Votre esprit est bien trop alerte et pétillant pour ce genre de travail.

— C’est la vérité. La prochaine fois que le Coronal partira en voyage, je l’accompagnerai et vous pourrez exercer la régence.

— Moi ? J’invoque notre pacte ! Je ne suis pas plus qualifié que vous pour prendre place à ce bureau. Non, non, laissons cette charge à quelqu’un de plus solide. Si j’avais voulu accomplir le labeur d’un Coronal, j’aurais depuis longtemps fait en sorte de recevoir la gloire et les hommages qui accompagnent la charge. Mais pas un seul instant, Septach Melayn, je n’ai aspiré à la couronne ; cette montagne de papiers sur le bureau en est la raison.

Il parlait cette fois, Septach Melayn le savait, avec le plus grand sérieux. Loin d’être l’être superficiel qu’il prétendait, Serithorn s’était toujours contenté d’exercer sa volonté à distance, au pied du trône, mais jamais dessus. Le sang de quantité de monarques coulait dans ses veines ; son lignage était à nul autre pareil, ce qui n’eût pas suffi à faire de lui le Coronal. L’intelligence et la perspicacité étaient une autre histoire, mais Serithorn en avait à profusion. N’eût été son refus total, viscéral, d’assumer la charge du pouvoir, il avait à tous égards les qualités voulues pour exercer la souveraineté.

S’il fallait en croire Prestimion qui tenait l’histoire de sa mère, lord Prankipin, bien des décennies auparavant, avait demandé à Serithorn de lui succéder sur le trône du Coronal quand il deviendrait Pontife. Mais Serithorn avait répondu : « Non, non, donnez le poste au prince Confalume. » Cela avait un accent de vérité ; il ne pouvait y avoir d’autre raison pour que Serithorn ne soit pas monté sur le trône. Et aujourd’hui, après toutes ces années, Confalume était devenu Pontife après un règne long et glorieux alors que Serithorn n’avait jamais été autre chose qu’un simple citoyen, reçu dans les centres du pouvoir sans en détenir lui-même, un homme enjoué et accommodant qu’un visage sans rides et un noble maintien faisaient paraître vingt ou trente ans de moins que son âge.

— Bien, fit Septach Melayn après un silence. Maintenant que la chose est réglée, voudriez-vous me dire s’il y a une raison particulière pour cette visite ou si elle est de simple courtoisie ?

— Votre compagnie est fort agréable, Septach Melayn, mais je pense que nous devons aborder un sujet plus sérieux.

Un léger froncement de sourcils plissa le front de Serithorn et une gravité nouvelle perça dans sa voix.

— Auriez-vous l’obligeance de m’expliquer dans les grandes lignes ce qui s’est passé ces derniers mois entre Prestimion et le Procurateur de Ni-moya ?

Septach Melayn sentit les muscles de son abdomen se contracter brusquement. Une question directe comme celle-ci était fort éloignée du registre habituel de Serithorn. La prudence semblait s’imposer.