Septach Melayn n’eut aucun mal à les reconnaître au premier regard : le banquier Simbilon Khayf, qui s’apprêtait certainement à convenir de quelque manœuvre financière avec le Trésor, et sa fille Varaile. La dernière fois qu’il les avait vus remontait à quelques mois, à Stee, dans le somptueux hôtel particulier du financier, le jour où Septach Melayn était affublé d’une robe de marchand en toile grossière, d’une perruque châtain et d’une fausse barbe cachant ses boucles dorées, et où il avait joué le rôle d’un péquenaud afin d’aider Prestimion à pénétrer le mystère de ce fou qui se faisait appeler lord Prestimion et perturbait la navigation fluviale sur la Stee. Septach Melayn était cette fois vêtu avec bien plus de recherche, comme il sied au Haut Conseiller du Royaume, mais après les affaires d’une grande complication qu’il avait eu à traiter dans la journée, il n’avait nul désir de s’entretenir avec le banquier aux manières frustes et vulgaires.
— Voulez-vous prendre à gauche ici ? demanda-t-il discrètement à Serithorn.
Trop tard. Ils étaient encore à une quinzaine de mètres du banquier et de sa fille, mais Simbilon Khayf les avait repérés et les saluait de loin.
— Prince Serithorn ! Par tout ce qu’il y a de plus saint, prince Serithorn, quelle joie de vous revoir ! Et regarde, regarde, Varaile ! C’est le grand Septach Melayn, le Haut Conseiller en personne ! Messieurs ! Messieurs ! Quel plaisir !
Simbilon Khayf s’élança si précipitamment vers eux qu’il faillit se prendre les pieds dans sa robe de brocart.
— Vous devez absolument faire la connaissance de ma fille, messieurs ! C’est sa première visite au Château et je lui ai promis qu’elle découvrirait la grandeur, mais je n’aurais jamais imaginé que nous rencontrerions dès le premier soir des seigneurs du prestige et de l’influence de Serithorn de Samivole et du Haut Conseiller Septach Melayn !
Il poussa Varaile vers eux. Elle leva les yeux, très lentement, vers ceux de Septach Melayn et un petit cri de surprise franchit ses lèvres.
— Je crois que nous nous sommes déjà rencontrés, fit-elle d’une voix douce.
Il y eut un moment de gêne.
— Je ne pense pas, damoiselle. Vous devez faire erreur.
Ses yeux restaient plantés dans ceux de Septach Melayn.
— Je ne crois pas, reprit-elle en souriant. Non, non. Je vous connais, seigneur.
4
— Nous voilà donc tous les quatre devant le Trésor de lord Prankipin, expliqua Septach Melayn. Varaile, son père avec ses minauderies impossibles, Serithorn et moi. Comme tu peux l’imaginer, j’ai farouchement nié que nous ayons jamais pu nous rencontrer précédemment. Cela m’a semblé être la seule chose à faire.
— Comment a-t-elle réagi ? demanda Prestimion.
Les deux hommes se trouvaient dans les appartements privés de Prestimion, dans la Tour de lord Thraym. C’était le jour de son retour des territoires du levant. Le long voyage infructueux l’avait laissé très las ; il avait à peine eu le temps de prendre un bain et de se changer avant que Septach Melayn déboule dans l’appartement pour lui rapporter tout ce qui s’était passé en son absence. Et il en avait, des choses à dire ! L’alchimiste Hjort convoqué par Abrigant qui se prétendait capable de transformer les substances viles en métaux nobles, le rapport selon lequel Dantirya Sambail aurait été vu près de Bailemoona, Confalume qui semblait se plaindre d’être traité de haut par son Coronal, de nouveaux incidents et des cas de graves dérangements d’esprit dans telle ou telle cité…
Prestimion était avide de détails et aurait voulu les avoir sans tarder, mais Septach Melayn semblait obsédé par l’épisode insignifiant de la rencontre avec la fille de Simbilon Khayf.
— Elle savait que je mentais, poursuivit-il. C’était facile à voir. Elle me regardait au fond des yeux, comparait ma taille à la sienne et il était évident qu’elle se disait : où ai-je vu des yeux comme ceux-là et un homme aussi grand et maigre que celui-là ? Il lui suffisait de se représenter une perruque et une fausse barbe, et elle aurait eu la réponse. J’ai cru un moment qu’elle n’en démordrait pas, qu’elle continuerait d’affirmer qu’elle m’avait déjà vu. Son père, loin d’être stupide malgré sa vulgarité, comprenant ce qui allait se passer et ne voulant à aucun prix que sa fille contredise ouvertement le Haut Conseiller, lui demanda de ne pas insister. Elle eut la finesse de comprendre à demi-mot.
— Mais elle soupçonne la vérité et cela risque d’amener de nouvelles complications.
— Oh ! elle ne fait pas que la soupçonner ! lança Septach Melayn d’un ton détaché.
Un sourire aux lèvres, il écarta les deux poignets d’un geste gracieux. Prestimion ne connaissait que trop bien la signification de ce geste. Cela voulait dire que Septach Melayn avait pris de son propre chef une décision dont il s’excusait, mais qu’il ne regrettait en aucune manière.
— Je l’ai fait venir le lendemain matin et lui ai raconté toute l’histoire, sans détour.
— Quoi ? fit Prestimion en le regardant bouche bée.
— Il le fallait. On ne peut mentir à une femme de cette qualité, Prestimion. En tout état de cause, elle ne s’était pas laissé abuser par mes dénégations.
— Tu lui as aussi révélé, j’imagine, l’identité de tes deux compagnons ?
— Oui.
— Bravo ! Septach Melayn. Bravo ! Et qu’a-t-elle dit en apprenant qu’elle avait reçu le Coronal de Majipoor, son Haut Conseiller et le Grand Amiral dans le salon de son père ?
— Ce qu’elle a dit ? Elle a eu un petit murmure de surprise et elle est devenue toute rouge. Elle paraissait quelque peu troublée. Amusée aussi, je pense, et assez contente de la chose.
— Quoi ? Amusée ! Contente !
Prestimion se leva et fit quelques pas dans la pièce, s’arrêtant près de la fenêtre qui donnait sur l’élégante passerelle d’agate rosée et polie, réservée à l’usage exclusif du Coronal, qui enjambait la Cour Pinitor et donnait accès aux bureaux du monarque et aux salles de réception adjacentes du Château Intérieur.
— J’aimerais pouvoir en dire autant, Septach Melayn. Mais, crois-moi, je ne trouve rien de très agréable à l’idée que Simbilon Khayf ait appris que je me baladais en catimini à Stee, avec un accoutrement grotesque, en me faisant passer pour un pauvre fabricant de machines à calculer. Je me demande bien ce qu’il va faire de ce secret.
— Rien du tout, Prestimion. Il n’est pas au courant et n’en saura jamais rien.
— Ah bon ?
— J’ai fait promettre à Varaile de ne pas en dire un mot à son père.
— Et elle tiendra sa promesse, bien entendu ?
— Je le crois. J’ai payé son silence un bon prix. Elle sera invitée avec son père à la prochaine réception de la cour et officiellement présentée au Coronal. À cette occasion, Simbilon Khayf sera décoré de l’ordre de lord Havilbove ou recevra une breloque quelconque.
Un son rauque échappa à Prestimion.
— Sérieusement ? lança-t-il d’un ton incrédule. Tu me demandes de permettre à ce clown répugnant de pénétrer dans les salles royales ? De s’avancer au pied du trône de Confalume ?