— Je suis toujours sérieux, Prestimion, à ma manière. Les lèvres de Varaile sont scellées. Le Coronal et ses amis faisaient une petite escapade à Stee ; personne n’a besoin de le savoir. Elle respectera son engagement si tu fais de même. Quand tu seras sur le trône, ils s’avanceront avec révérence et formeront le symbole de la constellation ; tu accepteras leur hommage en souriant et ce sera tout. Simbilon Khrayf pourra s’enorgueillir jusqu’à la fin de ses jours d’avoir été reçu à la cour.
— Mais comment veux-tu que…
— Écoute-moi, Prestimion. Cet arrangement présente trois avantages. Le premier est que tu souhaites que notre équipée à Stee demeure secrète et tu auras satisfaction. Le deuxième est que Simbilon Khayf a prêté de l’argent à la moitié des princes du Château. Tôt ou tard l’un d’eux, désireux d’obtenir des conditions plus favorables ou l’extension d’un prêt, se sentira obligé de quémander une invitation à la cour pour son banquier ; tu accepteras – bien que tu considères Simbilon Khayf comme un rustre méprisable –, car la requête viendra de quelqu’un d’utile et d’influent comme Fisiolo, Belditan ou mon cousin Dembitave. Cela te permettra au moins d’accorder à Simbilon Khayf cet honneur qu’il unira de toute façon par obtenir, dans des conditions plus avantageuses pour toi.
Prestimion lança un regard noir à Septach Melayn, mais il devait reconnaître, même si cette perspective lui répugnait, que son raisonnement ne manquait pas de logique.
— Et le troisième ? Tu as parlé de trois avantages.
— Eh bien, tu as envie de revoir Varaile, n’est-ce pas ? Voilà l’occasion rêvée. Quelqu’un qui vit à Stee pourrait aussi bien se trouver à un million de kilomètres d’ici et il se peut que tu n’y retournes plus jamais de ta vie. Mais si elle réside au Château en qualité de dame d’honneur, un état que tu pourrais facilement lui proposer en bavardant avec elle après la réception officielle…
— Attends une seconde, coupa Prestimion. Tu vas un peu trop vite, mon ami. Qu’est-ce qui te fait croire que je sois si impatient de revoir cette jeune fille ?
— Dis-moi que tu ne l’es pas. Dis-moi que tu ne l’as pas trouvée très attirante quand tu l’as vue à Stee.
— Comment peux-tu le savoir ?
— Je ne suis pas aveugle, Prestimion, répondit Septach Melayn en riant. Pas sourd non plus. Tu ne pouvais détacher les yeux de son visage et le bruit de tes pupilles qui se dilataient s’entendait à l’autre bout de la pièce.
— Tu es d’une insolence insupportable, Septach Melayn ! Elle est belle, cela crève les yeux à tout le monde, même à toi. Mais de là à imaginer que… que je suis…
Sa phrase s’acheva en un bredouillement incompréhensible.
— Ah ! Prestimion ! lança Septach Melayn avec un sourire éclatant. Prestimion, Prestimion, Prestimion.
Il avait dans la prunelle une lueur narquoise et sagace, et le ton de sa voix n’était pas celui d’un sujet s’adressant à un monarque ni même d’un Haut Conseiller au Coronal qu’il servait, mais d’un ami intime parlant à celui avec qui il avait partagé bien des aventures.
Le ton railleur n’avait pas échappé à Prestimion ; il lui était impossible de nier qu’il avait regardé Varaile, ce jour-là à Stee, avec une profonde fascination. Il avait réagi à sa beauté par un indéniable frémissement d’admiration. De désir même.
Il avait rêvé d’elle, et plus d’une fois.
— Nous abordons un domaine, reprit Prestimion après un silence interminable, où je suis incertain de la signification profonde de mes sentiments. Je t’en prie, Septach Melayn, laissons ce sujet de côté pour le moment. Ce dont nous devons parler maintenant, c’est de ce que t’a raconté Serithorn à propos de Dantirya Sambail.
— Navigorn t’apportera des nouvelles fraîches ; il est en route… Tu recevras Simbilon Khayf et sa fille dans la salle du trône ? Je leur ai donné ma parole, tu sais.
— Oui, Septach Melayn ! Soit ! Soit ! Que fait donc Navigorn ?
— Voici la région dans laquelle il se trouve probablement, annonça Navigorn.
Il avait apporté une carte, un hémisphère en fine porcelaine blanche sur lequel des traits de peinture bleue, jaune, rose, violette, vert sombre et brune figuraient les Principales particularités géographiques. Ce genre de carte était conçu pour afficher des informations particulières sous une forme lumineuse ; Navigorn mit cette fonction en marche en effleurant l’hémisphère.
Des points d’un rouge ardent reliés par des lignes d’un vert éclatant apparurent dans le quart sud-ouest du continent d’Alhanroel.
— Voici Bailemoona, au sud du Labyrinthe et légèrement à l’est, poursuivit Navigorn en montrant le plus lumineux des points rouges. Les témoignages dont nous disposons sont irréfutables. Non seulement quelqu’un ressemblant énormément à Dantirya Sambail a été vu à proximité du domaine de Serithorn à peu près à l’heure où les braconniers se sont fait surprendre, mais un de ces hommes a révélé au garde-chasse que la viande qu’ils emportaient était destinée au Procurateur.
— Dans l’est aussi, nous avons eu quantité de témoignages irréfutables, observa Abrigant. En fait, il y en avait dans toute la région, implantés dans la tête des gens par les sorciers du Procurateur pour brouiller sa piste. Qu’est-ce qui vous permet de croire que vos témoignages ne relèvent pas, eux aussi, de la sorcellerie ?
Navigorn se rembrunit sans rien dire. Prestimion implora Maundigand-Klimd du regard.
— Il ne fait aucun doute, répondit le Su-Suheris, que le Procurateur a passé un certain temps dans les territoires du levant. Je suis convaincu qu’il a réellement été vu par des villageois dans le district de Vrambikat. Mais la plupart des informations qui nous ont incités à nous enfoncer plus avant dans ces régions étaient de simples illusions produites par la magie et les rêves, pas de véritables déclarations de témoins oculaires. Pendant que nous courions en tous sens pour le rattraper, il revenait sur ses pas pour regagner le centre d’Alhanroel et nous laissait poursuivre des ombres dans ces territoires désertiques. Le rapport de Bailemoona est différent : je le crois authentique.
— C’est une assertion gratuite, objecta Abrigant, l’air peu convaincu. Vous vous contentez d’affirmer que certains témoignages ne sont qu’illusion et d’autres véridiques. Mais vous n’en apportez pas la preuve.
C’est la tête gauche du Su-Suheris qui avait parlé jusqu’alors ; la droite prit le relais et répondit calmement.
— J’ai un don avéré de seconde vue. Les témoignages de Bailemoona me paraissent véridiques et je décide de leur ajouter foi.
Abrigant commença à marmonner une réponse, mais Navigorn l’interrompit avec une irritation perceptible.
— Puis-je continuer ? fit-il en traçant de la main une ligne au-dessus des points lumineux. D’autres témoignages nous sont parvenus, plus ou moins dignes d’attention… Ici, ici, là… et là-bas. Vous remarquerez que la direction générale est celle du sud. De toute façon, il n’a pas d’autre solution : au nord et à l’ouest il ne trouverait que le désert qui s’étend autour du Labyrinthe, ce qui ne serait pas un choix judicieux, et il n’aurait pas grand-chose à gagner en repartant vers le levant. Mais nous voyons clairement ici qu’il poursuit sa marche en direction de la côte méridionale.
— Comment s’appellent ces villes ? demanda Abrigant en indiquant les points rouges alignés comme des perles brillantes le long des lignes vertes s’étirant vers le sud.
— Là-haut, Ketheron, répondit Navigorn. Puis Arvyanda et Kajith Kabulon où la pluie ne cesse jamais de tomber. Quand il aura traversé la jungle, il débouchera sur la côte méridionale d’où il lui sera possible, dans n’importe quel port, de s’embarquer pour Zimroel.