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— Quels sont les principaux ? demanda Gialaurys.

— Au sud de la forêt tropicale humide il arrivera à Sippulgar. En suivant la côte vers l’occident, il trouvera ensuite Maximin, Karasat, Gunduba, Slail et Porto Gambieris… là, là, là, là et là.

Navigorn parlait d’un ton brusque, autoritaire. Il avait bien préparé son affaire ; une manière, peut-être, de se racheter après la négligence qui avait permis à Dantirya Sambail de s’évader.

— À part Sippulgar, poursuivit-il, aucun de ces ports n’a de liaison maritime directe avec Zimroel, mais dans n’importe lequel ainsi que dans ceux de la côte nord de la péninsule de Stoienzar il lui sera loisible de s’embarquer sur un caboteur à destination de Stoien, Treymone et même Alaisor. Dans l’un de ces trois ports, il trouvera facilement un navire pour l’emmener à Piliplok d’où il remontera le Zimr jusqu’à Ni-moya.

— Pas si facilement, protesta Gialaurys. Vous n’avez pas oublié que j’ai fait placer sous une étroite surveillance tous les ports de Stoien à Alaisor. Avec son physique, il ne pourrait berner l’agent des douanes le plus obtus. Nous allons étendre le blocus jusqu’à Sippulgar ; plus loin, même, Prestimion, si tu le désires.

Le Coronal étudia attentivement la carte et ne répondit pas tout de suite.

— Oui, fit-il au bout d’un long moment. Je crois aussi qu’il serait souhaitable de disposer des patrouilles le long d’une ligne commençant au nord de Bailemoona et descendant jusqu’à Stoien.

— C’est-à-dire le long de la barrière des klorbigans, glissa Septach Melayn en riant. Le hasard fait bien les choses ! N’est-il pas laid comme un klorbigan et cinq fois plus dangereux ?

Prestimion et Abrigant éclatèrent de rire à leur tour.

— Pourriez-vous m’expliquer de quoi vous parlez ? fit Gialaurys, l’air vexé.

— Les klorbigans, expliqua Prestimion qui avait de la peine à garder son sérieux, sont des animaux fouisseurs gras, paresseux et balourds du sud et du centre d’Alhanroel, affligés d’un gros nez rose et d’énormes pattes poilues. Ils se nourrissent d’écorces et de racines ; dans la région dont ils sont originaires, les klorbigans se gavent uniquement de certaines essences sauvages dont ils sont les seuls à tirer quelque chose. Il y a un millier d’années, ils ont entrepris une migration vers le nord, dans les zones de culture du stajja et du glein, et se sont rendu compte qu’ils aimaient autant que nous le goût des tubercules de stajja. En peu de temps, un demi-million de klorbigans a commencé à ravager la récolte de stajja dans le centre d’Alhanroel. Les fermiers en tuaient, mais ils arrivaient trop tard. Le Coronal de l’époque eut l’idée de mettre en place une clôture au cœur du continent. Comme elle ne fait que soixante centimètres de haut, tout animal moins apathique que le klorbigan la franchit aisément, mais elle a la particularité de descendre à deux mètres de profondeur, ce qui, apparemment, suffit pour les empêcher de creuser par-dessous.

— C’est lord Kybris qui a construit la barrière, glissa Septach Melayn.

— Kybris, exact, fit Prestimion. Eh bien, nous allons construire notre propre barrière, une ligne continue de patrouilles, de sorte que si Dantirya Sambail décide de changer de nouveau de direction et de remonter vers le nord, il sera pris dans…

Il s’interrompit au milieu de sa phrase.

— Navigorn ? Que se passe-t-il, Navigorn ?

Tous les regards se tournèrent vers le grand barbu qui était plié en deux, la tête baissée, les deux mains serrées sur le ventre, comme en proie à d’atroces contractions spasmodiques. Quand il se redressa au bout d’un moment, Prestimion vit ses traits déformés par une grimace terrifiante. Épouvanté, il fit signe à Gialaurys et Septach Melayn de l’aider. Mais Maundigand-Klimd fut plus prompt à réagir : le Su-Suheris leva une main, inclina ses deux têtes l’une vers l’autre et quelque chose d’invisible passa entre Navigorn et lui. Au bout d’un moment, tout sembla terminé. Navigorn se tenait aussi droit que s’il ne s’était rien passé et clignait des yeux comme quelqu’un qui vient de s’assoupir malgré soi. Son visage était serein.

— M’avez-vous parlé, Prestimion ?

— Une expression fort singulière est apparue sur votre visage et j’ai demandé ce qui se passait. J’ai eu le sentiment que vous aviez une sorte d’attaque.

— Moi ? fit Navigorn, l’air abasourdi. Une attaque ? Je n’en ai aucun souvenir !

Son visage s’éclaira brusquement.

— Ah ! Cela a dû recommencer sans que je m’en rende compte.

— Ces malaises vous arrivent donc fréquemment ? demanda Septach Melayn.

— J’en ai eu plusieurs, en effet, répondit Navigorn, légèrement penaud.

À l’évidence, il était confus de devoir faire l’aveu de cette faiblesse, mais il se jeta à l’eau.

— Cela s’accompagne de terribles maux de tête qui se déclenchent et disparaissent brusquement, de sorte que j’ai l’impression qu’on m’ouvre le crâne. Et souvent de rêves affreux. Je n’avais jamais fait des rêves comme ceux-là.

— Voulez-vous nous en parler, fit Prestimion d’une voix douce.

Il était délicat de demander à quelqu’un – un homme de haute naissance, un guerrier de sa réputation – de dévoiler ses rêves à un auditoire de plusieurs personnes. Navigorn le fit sans hésiter.

— Je suis sur un champ de bataille, toujours le même, une grande plaine boueuse où des hommes tombent de tous côtés, où des ruisseaux de sang se forment sur le sol. Qui d’entre nous a jamais pris part à une bataille rangée, monseigneur ? Qui le fera jamais sur notre paisible planète ? Je me vois donc revêtu d’une armure, l’épée à la main, donnant la mort autour de moi. J’ôte la vie à des inconnus et à des amis aussi, monseigneur.

— Vous me tuez, peut-être ? Ou Septach Melayn ?

— Non, pas vous. Je ne sais qui sont ceux qui tombent sous mes coups. Ils n’ont pas des visages que je peux reconnaître quand je me réveille pour repenser à mon rêve. Mais je sais dans mon sommeil agité que je fais périr des amis chers et cela me rend malade, monseigneur. Cela me rend malade.

Navigorn frissonna malgré la chaleur de la pièce.

— Ce rêve revient si souvent, monseigneur, parfois trois nuits d’affilée, que j’en arrive à redouter de fermer les yeux.

— Depuis combien de temps cela dure-t-il ? demanda Prestimion.

— Des jours, des semaines, répondit Navigorn avec un petit haussement d’épaules. Je ne saurais le dire avec précision… Me permettez-vous de me retirer quelques minutes ?

Prestimion acquiesça de la tête. Le visage empourpré et luisant de sueur, Navigorn quitta la salle.

— Tu as entendu ? souffla Prestimion à Septach Melayn. Une bataille au cours de laquelle il tue ses amis. Encore quelque chose dont il me faudra assumer la culpabilité.

— Si culpabilité il y a, monseigneur, c’est celle de Korsibar.

Prestimion secoua la tête sans rien dire ; des pensées noires l’assaillaient. Certes, la bataille qui avait coûté tant de vies était due à Korsibar. Mais les rêves déconcertants de Navigorn, ses spasmes épouvantables, le désarroi auquel il était en proie si longtemps après les événements, qui en était responsable, sinon Prestimion ? Cette folie provoquée par les sorciers sur son ordre, il n’en avait pas imaginé les conséquences.

Tandis qu’ils attendaient le retour de Navigorn, Abrigant interrompit la méditation de son frère.

— Envisages-tu, Prestimion, de te transporter dans le sud comme tu l’as fait dans les territoires du levant ?