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Assurément, un bon devin pouvait être utile, mais pas pour ressusciter les morts. Les meilleurs d’entre eux semblaient capables d’entrapercevoir l’avenir, mais l’accomplissement d’un miracle dépassait leurs compétences.

Pourquoi, à ce propos, leur propre mage, Vyethorn Kamman, ne les avait-il mis en garde contre l’acte désespéré que Klaristen s’apprêtait à commettre ?

— Êtes-vous la demoiselle Varaile ? demanda une nouvelle voix. Nous sommes les gardes impériaux.

Elle vit des hommes en uniforme gris rayé de noir qui montraient des insignes portant l’emblème pontifical dans une attitude respectueuse. Ils saisirent la situation d’un coup d’œil, les corps, le sang sur les pavés ; ils firent reculer la foule, demandèrent si son père était chez lui. Elle expliqua qu’il assistait aux fêtes du couronnement, invité par le comte Fisiolo, ce qui lui valut un surcroît de déférence. Connaissait-elle les victimes ? Une seule, la jeune fille. Une employée de la maison. Elle s’est jetée par une fenêtre, n’est-ce pas ? Oui, répondit Varaile, selon toute apparence. La jeune fille souffrait-elle de troubles émotionnels ? Non, pas à ma connaissance.

Mais que pouvait-elle réellement savoir, tout bien considéré, des problèmes émotionnels d’une femme de chambre du troisième étage ? Ses contacts avec Klaristen avaient été aussi rares que superficiels, se limitant la plupart du temps à un sourire ou un signe de tête. Bonjour, Klaristen. Belle journée, n’est-ce pas, Klaristen ? Oui, Klaristen, j’enverrai quelqu’un à votre étage pour réparer cet évier. Jamais elles n’avaient véritablement parlé, au sens où Varaile entendait ce mot. Pourquoi l’auraient-elles fait ?

Mais il devint rapidement évident que quelque chose ne tournait pas rond chez Klaristen depuis quelque temps. Après avoir terminé leur inspection du lieu du drame, les gardes impériaux entrèrent dans la maison pour interroger le personnel ; il ne leur fallut pas longtemps pour l’établir.

— Elle a commencé à se réveiller en pleurant il y a à peu près trois semaines, révéla la vieille Thanna, la femme de chambre joviale et potelée du deuxième étage, qui partageait la chambre de Klaristen. Des sanglots, des gémissements, ça y allait. Mais quand je lui demandais ce qui se passait, elle répondait qu’elle ne savait pas. Elle disait même qu’elle ne se rappelait pas avoir pleuré.

— Un jour, raconta Vardinna, la fille de cuisine, la meilleure amie de Klaristen, elle ne se souvenait même plus comment je m’appelais. Je me suis moquée d’elle, je lui ai dit mon nom et elle est devenue blanche comme un linge. Elle a dit qu’elle avait aussi oublié le sien. J’ai cru qu’elle voulait blaguer, mais non, non, elle semblait vraiment ne plus le savoir. Elle avait l’air terrifié. Je lui ai dit : « Tu t’appelles Klaristen, petite sotte. » Après ça, elle a demandé plusieurs fois si j’en étais sûre.

— Et puis les cauchemars ont commencé, reprit Thanna. Elle se dressait dans son lit en hurlant et quand j’allumais la lumière, je voyais son visage qui ressemblait à celui de quelqu’un qui vient de voir une apparition. Un jour, elle a sauté du lit et a déchiré ses vêtements de nuit ; j’ai vu son corps couvert de sueur, aussi mouillé que si elle venait de se baigner. Et elle claquait si fort des dents qu’on devait l’entendre de la rue. Elle a fait des cauchemars toute la semaine. Le plus souvent, elle était incapable de dire de quoi elle avait rêvé, juste que c’était horrible. Elle s’est souvenue d’un seul rêve, celui où un insecte monstrueux, assis sur son visage, commençait à sucer son cerveau, jusqu’à ce que son crâne soit complètement vide. Je lui ai dit que c’était certainement un message, qu’elle devrait aller voir une interprète des rêves, mais les gens comme nous n’ont pas de quoi payer une interprète des rêves et, de toute façon, elle ne se croyait pas assez importante pour recevoir des messages. Je n’ai jamais vu quelqu’un aussi terrifié par ses rêves.

— Elle m’en parlait aussi, ajouta Vardinna. Et puis, l’autre jour, elle a dit qu’elle commençait à faire ses cauchemars quand elle était éveillée. Quelque chose se mettait à battre dans sa tête et elle avait des visions d’horreur, juste devant ses yeux, quand elle était en train de travailler.

— Vous n’en avez pas été informée, mademoiselle ? demanda le chef des gardes impériaux à Varaile.

— Aucunement.

— Il n’est absolument pas venu à votre attention qu’une de vos domestiques faisait une sorte de dépression nerveuse dans votre propre maison ?

— D’une manière générale, répondit sèchement Varaile, je voyais très peu Klaristen. Une femme de chambre dans une maison où le personnel est si nombreux…

— Oui, bien sûr, mademoiselle, marmonna le chef des gardes impériaux, l’air troublé, voire alarmé, comme si l’idée venait de se faire jour en lui qu’il pouvait donner l’impression de faire porter une part de responsabilité du drame sur la fille de Simbilon Khayf.

— Nous connaissons l’identité des deux autres victimes, annonça l’un de ses subordonnés en entrant. Un couple de touristes de Canzilaine, Hebbidanto Throle et son épouse Garelle. Ils étaient descendus à l’hostellerie des Berges, un établissement cossu qui reçoit une clientèle aisée. Je crains, mademoiselle, ajouta-t-il en tournant vers Varaile un regard désolé, qu’il n’y ait de lourdes indemnités à payer. Ce ne sera pas un problème pour monsieur votre père, mademoiselle, mais il n’empêche que…

— Oui, fit-elle distraitement. Bien sûr.

Canzilaine ! Son père y avait de grosses fabriques. Et Hebbidanto Throle ; n’avait-elle pas déjà entendu ce nom ? Il lui semblait bien que oui. Peut-être s’agissait-il d’un membre du personnel d’encadrement ou même du directeur d’un des établissements de Canzilaine. Peut-être avait-il pris quelques jours de congé pour emmener son épouse à Stee et lui montrer le somptueux hôtel particulier de son employeur, un homme fabuleusement riche…

C’était une possibilité qui donnait le frisson. Quelle triste fin pour leur voyage !

Les hommes en uniforme avaient enfin fini de poser leurs questions ; ils s’étaient groupés dans un angle de la bibliothèque et discutaient entre eux avant de se retirer. Les corps avaient été enlevés de la rue et deux jardiniers faisaient disparaître les taches de sang en lavant les pavés à grande eau. La mine sombre, Varaile passa en revue les tâches dont elle allait devoir s’acquitter.

D’abord, faire venir un mage pour purifier la maison, la débarrasser de ce qui la souillait. Un suicide n’était pas une chose à prendre à la légère ; il produisait sur une maison toutes sortes d’effets funestes. Ensuite, retrouver la famille de Klaristen, où qu’elle fut, pour lui transmettre ses condoléances, l’informer que tous les frais d’obsèques seraient pris en charge et qu’une somme substantielle lui serait versée en récompense des services rendus par la jeune fille. Puis prendre contact avec un employé de son père à Canzilaine afin de découvrir qui étaient exactement Hebbidanto Throle et sa femme, où trouver leurs héritiers et quel geste de consolation serait approprié. Une grosse somme à tout le moins, mais d’autres témoignages de sympathie seraient peut-être nécessaires.

Quel gâchis ! Quel affreux gâchis !

Elle avait été fort dépitée de ne pouvoir accompagner son père aux fêtes du couronnement avec le comte Fisiolo. « Il y aura cette semaine au Château trop d’alcool et de folies en tout genre pour une jeune fille comme toi », avait déclaré Simbilon Khayf d’un ton sans appel. La vérité, Varaile le savait, était que son père avait l’intention de se soûler lui-même et de faire des folies avec son aristocratique ami, le grossier et blasphémateur comte Fisiolo, et qu’il ne tenait pas à avoir sa fille dans les jambes. Soit : personne, pas même sa fille unique, n’allait contre la volonté de Simbilon Khayf. Varaile était docilement restée à Stee ; par bonheur, elle était là pour s’occuper de ce drame. Elle se réjouit de ne pas avoir quitté la maison et d’en avoir laissé la responsabilité aux domestiques.