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Au moment de prendre congé le chef des gardes impériaux s’adressa à elle à voix basse.

— Savez-vous, mademoiselle, que nous avons eu récemment plusieurs cas similaires, même s’ils n’étaient pas aussi graves que celui-ci. Une sorte d’épidémie de folie se propage. Vous feriez bien d’avoir l’œil sur votre personnel, pour le cas où quelqu’un d’autre commencerait à perdre la raison.

Varaile l’assura qu’elle n’y manquerait pas, même si la perspective de surveiller la santé mentale des domestiques n’avait rien pour lui plaire.

Les gardes impériaux se retirèrent. Malgré la migraine qu’elle sentait venir, Varaile regagna son cabinet pour s’atteler aux tâches dont elle devait s’acquitter. Il fallait tout mettre en train avant le retour de Simbilon Khayf.

Une épidémie de folie ?

Voilà qui paraissait étrange. Mais n’était-ce pas une drôle d’époque ? Elle avait elle-même traversé ces derniers temps des moments de lassitude, voire de confusion, dont elle n’était pas coutumière. Sans doute des troubles d’origine hormonale. Mais elle n’avait jamais été tracassée par des sautes d’humeur de cette nature.

Elle envoya chercher Gawon Barl, l’intendant de la maison, et lui demanda de prendre des dispositions pour accomplir sans tarder les rites de purification.

— Il me faut aussi l’adresse des parents de Klaristen, ajouta-t-elle, ou, à défaut, d’un de ses proches. Et puis… ces pauvres gens de Canzilaine…

4

Le Château était donc de nouveau la scène de Jeux du couronnement, pour la deuxième fois en trois ans. Des tribunes avaient de nouveau été élevées sur trois côtés du Clos de Vildivar, un vaste espace ouvert au soleil, en contrebas des Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches. Les grands du royaume, les deux autres Puissances, les membres du Conseil et toute la noblesse de cent provinces étaient encore une fois rassemblés pour célébrer l’avènement du nouveau monarque.

Mais nul autre que Prestimion, Gialaurys et Septach Melayn ne gardait le souvenir des jeux précédents, ceux qui s’étaient tenus en l’honneur du Coronal lord Korsibar. Les courses à pied, les joutes, les épreuves de lutte et de tir à l’arc, tout avait disparu de la mémoire des gagnants comme des perdants. Gommé de leur mémoire, effacé à tout jamais par l’équipe de sorciers rassemblés par Prestimion pour unir leurs efforts dans l’exercice de leur art. Comme si tout ce qui s’était passé au cours des derniers jeux n’avait jamais eu lieu. Les jeux qui allaient s’ouvrir étaient ceux de lord Prestimion, successeur légitime de lord Confalume. Lord Korsibar n’avait jamais existé. Même les sorciers ayant pris part à l’œuvre d’effacement avaient dû, sur l’ordre de Prestimion, oublier le rôle qu’ils avaient joué.

— Que les archers s’avancent ! lança d’une voix forte le duc Oljebbin de Stoienzar nanti du titre honorifique de Maître des Jeux.

Tandis que les concurrents arrivaient l’un après l’autre sur le pas de tir, un murmure d’étonnement parcourut la foule. Lord Prestimion était au nombre des archers.

Personne ne s’attendait à voir le nouveau Coronal prendre part au concours, même si cela ne pouvait constituer une énorme surprise. Le tir à l’arc avait toujours été le sport de prédilection de Prestimion, un art dans lequel il était passé maître. Sans oublier le goût de la compétition qui imprégnait toutes les fibres de son être.

Ceux qui le connaissaient savaient qu’il n’eût jamais laissé passer une occasion de faire la démonstration de son adresse. Il n’en était pas moins étrange de voir le Coronal participer aux jeux de son propre couronnement. Étrange et insolite.

Prestimion avait fait en sorte de ressembler à n’importe quel concurrent en quête de victoire. Il portait les couleurs royales – un pourpoint doré ajusté et des chausses vertes –, mais n’arborait ni le diadème ni aucun autre insigne de sa charge. Un étranger ignorant lequel de la douzaine d’hommes avançant l’arc à la main était le Coronal l’aurait peut-être reconnu à la prestance et à l’autorité innée qui avaient toujours caractérisé sa contenance. Mais, selon toute vraisemblance, il n’eût pas remarqué l’homme à la courte stature, aux cheveux courts d’un blond terne dans ce groupe de solides gaillards au corps athlétique.

Le jeune Glaydin aux membres longs, le fils cadet de Serithorn de Samivole, fut le premier à tirer. C’était un archer adroit ; Prestimion le regarda décocher ses flèches d’un air approbateur.

Ce fut ensuite le tour de Kaitinimon, le nouveau duc de Bailemoona, qui portait encore au bras un crêpe jaune en l’honneur de son père, feu le duc Kanteverel, tombé aux côtés de Korsibar lors de la sanglante bataille de Thegomar Edge. Kaitinimon l’ignorait. Certes, il savait que son père n’était plus, mais les véritables circonstances de la mort de Kanteverel étaient brouillées ; il en allait de même pour tous ceux qui avaient péri dans les batailles de la guerre civile, en raison du sortilège jeté sur la planète par les mages de Prestimion.

Un sortilège habilement conçu pour permettre aux survivants des innombrables victimes de la guerre de bâtir des explications imaginaires de leur cru afin de remplir le vide intérieur créé par la conscience brute, privée de tout détail factuel, que leurs parents n’étaient plus au nombre des vivants. Kaitinimon croyait peut-être que son père avait succombé à une attaque au cours d’une visite de ses propriétés du ponant ou qu’un accès paludéen l’avait emporté à l’occasion d’un voyage dans le sud chaud et humide. Quoi qu’il en soit, ce n’était pas la vérité.

Kaitinimon se débrouilla fort bien avec son arc. Il en alla de même du troisième concurrent, le grand forestier Rizlail de Megenthorp, au visage en lame de couteau, qui, tout comme Prestimion, avait été initié à l’archerie par le célèbre comte Kamba de Mazadone. Un frémissement parcourut la foule quand l’archer suivant se présenta sur le pas de tir : non seulement il était l’un des deux concurrents de race non humaine, mais il s’agissait d’un Su-Suheris, un membre de cette étrange race bicéphale qui commençait depuis peu à s’établir en nombre sur Majipoor. Il fut présenté sous le nom de Gabin-Badinion.

Comment pouvait-on viser correctement avec deux têtes ? Ne seraient-elles pas en désaccord sur la meilleure ligne de visée ? À l’évidence cela ne constituait pas un problème pour Gabin-Badinion. Avec une froide précision il remplit adroitement de ses traits les cercles intérieurs de la cible, puis salua la foule d’une brusque inclination de ses deux têtes en remerciement de ses applaudissements.

C’était maintenant le tour de Prestimion.

Il avait apporté le grand arc dont le comte Kamba lui avait fait présent dans sa jeunesse, un arc si puissant que peu d’hommes dans la force de l’âge parvenaient à le bander, mais que Prestimion tendait sans difficulté. Au cours des batailles de la guerre civile, il avait causé avec cette arme de lourdes pertes à l’ennemi, mais n’était-il pas infiniment préférable de l’utiliser dans un concours d’adresse plutôt que de s’en servir pour ôter la vie à des hommes estimables ?