Ma venue l’arrache à son labeur. Chose surprenante, de la sueur dégouline sur son front. Il a l’œil parti, la lippe désabusée et émet de légers pets en forme d’étoffe qu’on déchire par saccades. Quelque chose de sacré émane de sa personne. Une espèce de noblesse, moi je trouve. Une souveraineté impressionnante.
Je n’ose le questionner. Il met du temps à réaliser ma présence, tant il navigue en des limbes infinis.
Puis il dit :
— Oh ! c’est toi.
— Oui, confirmé-je, manière de supprimer toute équivoque sur ce point, c’est tout à fait moi.
Après quoi, j’attends, sans trop d’espoir, qu’il m’affranchisse quant à la nature de son occupation.
Il le fait par le biais.
— Ah ! c’est coton, la langue française, mon drôlet ! soupire-t-il. On croit la savoir parce qu’on la cause, mais dès qu’tu l’écris, c’est la merde, mec. La merde pur fruit ! Tu voyes, moi, les verbes, jusque z’alors, j’leur pissais su’ l’conjugable, et les injectifs j’me branlais d’leur concord’ment : j’causais tel que’j’sentais. Mais dès qu’tu rédactionnes, tu l’as dans l’cul véry profondly. Tout c’bordel part en foirade, te chie ent’ les doigts. Suffit pas d’avoir d’bioutifoules idées, faut qu’tu pusses les esprimer en pur français…
Je risque la grande question à cent francs, toutes taxes incluses :
— Puis-je savoir ce que tu écris, Alexandre-Benoît ?
Il gravifie.
— Les mémoires d’mon zob, révèle-t-il.
Je crois avoir mal entendu. Fading dans mes baffles ou défaillance de son mâle organe ?
— Répète doucement et en articulant, veux-tu ?
Et il :
— Les mémoires de mon zob. Achtung ! J’ai pas dit ma vie, mais mon vit ! Voyes-tu, Antoine, longtemps j’m’ai posé la question : pourquoi ai-je-t-il une queue pareille ? Un chibraque d’quarante centimèt’, quarante-deux si j’tire un peu dessus ? Moi, un simp’ mortel ! Qu’ai-je-t-il fait au bon Dieu pou’ qui m’ dotasse d’une biroute d’ cheval ? Il avait bien une idée derrière la tronche, bordel ! On file pas un paf long comm’ tout l’avant-bras à un simp’ citoilien, fils d’paysan ! Ça cache quéqu’chose, comprends-tu-t-il ? Alors j’mai dit qu’j’y verrerais plus clair en racontant la façon qu’on fait équipe, ma biroute et moi, d’puis not’ naissance, les deux.
— Un livre ? n’osé-je espérer.
— Moui, mec : un liv’. Un gros book qu’j’dirais tout d’pus ma prime naissance. V’là biscotte faut qu’je chiadasse mon français ! J’entends donner à l’éditeur un tesquete nickel, irréprochab’ du point’ d’vue des cinq taxes et du veau qu’a bu l’air. Moi, quand j’live un produit, j’veux pas avoir la moind’ critique. Faut qu’ je pusse m’présenter à la Cadémie la tête haute, si b’soin s’erait.
— Mes compliments, Béru. Et as-tu songé au titre de cette œuvre considérable ?
— J’y ai trouvé. Un tit’ simp’, qui percussionne. Moi et ma bite. Histoires d’amour, par Alexandre-Benoît Bérurier. Tu m’as souvent chambré dans tes polars de merde av’c mes fredaines. J’t’en veuille pas, note bien, mais j’tiens à rectifier l’tir, à donner mon aversion des fêtes. Les aut’ font des effets d’stylo en racontant tes aventures. Y s’la donnent chouette à bon compte, s’l’ment t’as l’soin d’interviendre à force de r’placer la vérité dans ses tartines bloqués. Logique, non ?
— Tout à fait. Je suis convaincu que mon éditeur serait intéressé par ton projet.
Là, il prend un air de maquignon mmarchandant un cheval panard.
— Mollo, mec. Faudra qui m’lâchasse un à-vaudre conséquent. J’m’respire pas l’Larousse et les verbes des premier, deuxième, troisième et quatrième groupes pour la peau !
— Vous discuterez les questions financières entre vous.
— Dans ces conditions, tu peuves prend’ un rendez-vous. J’ai déjà rédactionné deux pages et j’attaque ma troisième.
La survenance inopinée de M. Blanc met fin à cette discussion culturelle.
Il est toujours loqué en balayeur municipal, le Noirpiot. Il sent le mouillé, le froid, la feuille morte ramassée à la pelle. Sa frite est d’un vilain noir moisi et il lui est venu un gros bouton rose contre l’aile du nez. Tu dirais un catadioptre de vélo.
— Tu as largué ta planque ? m’étonné-je, avec déjà de la sévérité sous-jacente.
— Il fallait que je continue de promener des étrons de clébards, une fois au parfum ? bougonne le maussade.
Il tousse.
— J’ai attrapé la crève en tapinant.
— Parce que tu t’es embourgeoisé, mon mignon. Autrefois, quand tu étais réellement balayeur, tu bravais les intempéries, maintenant, tu t’enrhumes, c’est la loi de la vie. Alors, résultat ?
— Dur-dur. C’était chié ! Des heures à ratisser les caniveaux sans retapisser ta gonzesse. À la fin, j’ai usé des grands moyens : j’ai interrogé un facteur en lui montrant la photo de la femme.
— Ça ne l’a pas surpris de la part d’un modeste employé municipal ?
— Plus quand je lui ai eu montré ma carte de flic. Il a parfaitement reconnu la personne. Il s’agit de Sonia Wesmüler, mariée à Albéric Wesmüler, architecte. Le couple habite une villa, rue des Mauves. Nanti du précieux renseignement, je me suis mis à sévir près de leur maison. J’ai vu en sortir le mari et la femme. Elle était en tenue de voyage, lui en tenue de campagne. J’entends par là qu’elle portait un manteau de vison, une toque, des bottes, alors que l’homme avait un blouson. Il coltinait une grosse valise, elle un vanity-case. Ils ont sorti leur voiture du garage attenant à la villa et sont partis.
« Je me suis alors payé de culot et j’ai sonné chez eux. Une soubrette portugaise m’a ouvert. J’ai demandé après les Wesmüler, allégant que, s’ils le souhaitaient, je pouvais balayer les feuilles mortes de leur allée. La domestique m’a dit que ses patrons venaient de partir. Monsieur emmenait Madame prendre l’avion pour Singapour, mais il serait de retour en début d’après-midi et je pourrais repasser. »
Le all black se tait, le regard malicieux, ses gants de boxe labiaux entr’écartés sur trente-deux crochets immaculés.
— Travail de première classe, le complimenté-je. Il hoche la tête.
— Et maintenant, qu’allons-nous faire ? demande mon sombre et irremplaçable collaborateur.
— La femme blonde est partie, mais il nous reste son mari, objecté-je.
On se sourit en tranche d’orange.
Au bas de l’escadrin de pierre qui renifle inexplicablement le cellier et le gros drap, on bute dans notre confrère, l’inestimable commissaire Ducharme, lequel mérite bien son blaze. Il n’est pas très grand, il a le poil précocement grisonnant, l’œil de velours, le sourire enjôleur. Un enjambeur de shampouineuses patenté, de magnitude 8 sur l’échelle de Richter. Il fait également dans la bourgeoise mûre et il n’est pas rare de le rencontrer au bar du Plaza ou du Royal Monceau, en conversation chuchotée avec une quinqua saboulée haute couture, à la peau du cou retendue. Il séduit à la frissonnante. Faut dire qu’il dispose d’une belle voix grave qui emballe sans problo lorsqu’il ponctue de la prunelle.
Il est en converse animée avec Mathias. Moi, curieux comme une belette, je leur demande ce qui cloche dans leurs relations professionnelles. Ducharme m’explique qu’il est sur un truc pas blanc-bleu. Un petit voyou a été découvert mort dans sa chambre d’hôtel, entravé à son lit de fer par une paire de poucettes et dûment bâillonné. Il s’est pris un lingue entre les omoplates.