Pendant ce voyage de l’esprit, la grande aiguille noire de la pendule électrique s’est payé une part de brie et a amputé ma vie d’un quart d’heure.
Blanc, fatigué par sa planque, somnole. Il s’est changé, troquant sa tenue de balayeur contre son prince-de-galles chocolat (un camaïeu !). La secrétaire arrête de flinguer son I.B.M. pour mater l’heure.
Elle croise mon regard, chemin faisant, et soupire :
— Il devrait être là, je crains qu’il ne rate son rendez-vous téléphonique.
Ses yeux sont d’un marron bêta. Sa bouche charnue dénote un tempérament sensuel. Elle me veloute du regard, supputant les dimensions de mon sexe quand celui-ci prend les devants.
— Plus de vingt centimètres, je lui susurre. Disons vingt-trois. Vous savez qu’on peut déjà assurer du bon travail avec ça !
Elle reste coite, sidérée et par ma perspicacité et par mon fieffé culot, se demandant déjà en arrière-plan si de la vantardise ne se serait pas glissée dans mon affirmation.
— Je vous demande pardon ? patauge-t-elle des cordes vocales.
Elle est sauvée de son embarras par la sonnerie du téléphone.
— Et voilà, j’en étais sûre ! ronchonne la bibinoclée en décrochant.
— Sonia ? elle fait. Albéric n’est pas encore de retour, il a dû être retenu sur le chantier.
Tiens, elle appelle les patrons par leurs prénoms. Cette familiarité sous-entend qu’elle jouit d’un statut particulier chez les Wesmüler.
— Vous avez fait bon voyage ? poursuit-elle. Attendez, je regarde s’il vient.
Elle se soulève de sa chaise pour mater par la baie vitrée. Ne voit rien.
— Non. Il peut vous rappeler ?… Ah ! vous sortez ? Alors qu’est-ce qu’on fait ?… Dans huit heures ? Donc, au domicile ? Entendu, je lui dirai.
On raccroche.
— C’était Mme Wesmüler ? demandé-je innocemment.
Dans la foulée, elle répond qu’oui, sans se poser des questions sur ma perspicacité.
— Elle est en voyage ?
— Singapour.
— Tourisme ?
— Son beau-père habite là-bas.
— M. Wesmüler père ?
— Non : le second mari de sa mère. C’est lui qui l’a élevée.
— Elle va souvent le voir ?
— Une fois par an environ.
— Elle y est allée en janvier ?
— Non, pourquoi ?
Au lieu de répondre, je laisse tomber :
— Vous êtes davantage une amie qu’une secrétaire, si je comprends bien ?
— Je suis la cousine de M. Wesmüler. J’ai perdu mon époux il y a deux ans et, comme j’avais besoin de travailler, Albéric m’a prise avec lui.
— Sympa.
Elle opine. À nouveau elle imagine mes vingt-trois centimètres de zob. Je la suppose en manque de chibre, Ninette. Son veuvage commence à lui flanquer le torticolis au clito. Elle s’offrirait bien une partie de bayonnes si je l’y poussais un chouïe. Note qu’il n’y a pas meilleure affure qu’une gerce en rideau de baise. Elle déferle du prose quand elle s’y met ! Mais c’est son pif qui me rebute l’élan. Si je l’emplâtrais, j’aurais la désagréable impression de me faire Louis XVI. J’ai rien contre Louis XVI qui fut un excellent serrurier, mais de là à l’embroquer, y a un monde !
Je profite de l’embellie pour lui tirer les vers du nez, la cousine. M’approche de son burlingue, mains aux poches, dégagé et dominateur.
— Singapour, lâché-je, c’est une beau voyage.
— Ça, j’aimerais être à la place de Sonia, affirme la dame.
— Son mari ne l’accompagne jamais ?
— Rarement. Il n’aime pas beaucoup le beau-père de sa femme.
— Il fait quoi, là-bas, cet homme ?
— Des affaires, je crois. Il est hollandais.
Elle dit comme si c’était une explication, la batavité du bonhomme ; comme si néerlandais était synonyme de négoce.
— Ils sont mariés depuis longtemps, Sonia et Albéric ? risqué-je familièrement ; mais quoi, tout est question d’aplomb dans mon putain de job.
Des strato-cumulus embuent les besicles de la mère tapoti-tapota. Je te parie les œuvres complètes de la contesse de Ségur (Les Chaleurs de Sophie, Après la Pluie le Bottin, Les Mémoires de Canuet, Pauvre Baise, Le Général Durakuir, etc.) contre un godemiché de veuve de guerre 14–18 qu’elle hait sa cousine. Des fulgurances au détour de la pensée, qui sont éloquentes.
— Non, pas très, quatre ou cinq ans, je crois.
— Mme Wesmüler ne travaille pas ?
Là, ma terlocuteuse marque une hésitation.
— Oui et non. Elle s’occupe un peu des affaires que son beau-père traite sur Paris. Disons qu’elle lui sert de correspondante.
— Je vois.
Nouveau grésillement du biniou. La secrétaire-cousine prend l’écouteur.
— Atelier d’Architecture Wesmüler, j’écoute.
Elle écoute !
Et elle entend.
Et ce qu’elle entend la vide de son sang, comme on écrit dans les livres plus chers mais moins intéressants que les miens.
Elle balbutie d’une voix en étouffe-cierge :
— Non ! Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu ! Quelle horreur !
Puis elle répète :
— Oh ! non ! Oh ! non ! Oh ! non !
Elle exhale enfin :
— Je viens.
Raccroche. Me regarde droit aux yeux, ayant oublié complètement ma bite.
— Albéric a eu un accident sur le chantier. Il est mort !
CHASSEURS
Vite fait, bien fait.
T’as pas le temps d’être mort que déjà on t’a foutu un drap ou une bâche sur la gueule. Symbolique. Tu n’es plus ? Alors ton image n’a plus le droit de cité. Sur notre planète tant encombrée, il n’y a un peu de place que pour les vivants, et encore de moins en moins ! On exiguite !
Il a déjà eu droit à son morceau de bâche, l’architecte. Juste ses jambes qui dépassent. On se pointe avec Marinette Laborné, la cousine en larmes et manteau de fourrure râpé (du phoque échappé à la vigilance de la mère Bardot). Elle s’élance vers le corps en simagrées de deuil, poussant des plaintes, dispersant ses pleurs, tirant sur ses tifs.
Quatre pelous entourent la dépouille : un Arbi, deux Portugais, un Français beaujolaisé : le contremaître du chantier. Ce n’est pas celui d’une maison privée, mais de la réfection d’un bâtiment public. Il avait dû faire un vœu car on l’a exhaussé. D’un étage (en maçonnerie on dit « d’un niveau »).
Il y a une bétonnière arrêtée, des sacs de ciment, des tas de gravier, des banches de bois, des échafaudages, des échelles et tout le matériel nécessaire à ce genre d’entreprise.
Deux draupers en uniforme arrivent au volant de Police-Secours. Ils commencent par nous apostropher en aboyant qu’on doit circuler et qu’il y a rien à voir.
— Pas de crises d’épilepsie entre nous, les gars ! fais-je en produisant la belle image du bébé sur carte de police plastifiée.