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Ça les rectifie.

« Oh ! pardon ! On s’escuse. On ceci-cela, tout le reste… »

Je leur dis de réciter trois Pater et trois Ave (avé l’accent) en guise de pénitence, et je soulève le coin de la bâche. L’Albéric était bel homme. Séduisant, ça, j’en mettrais sa bitoune au feu, à présent qu’elle ne risque plus grand-chose.

— Il est tombé de l’échafaudage ? proposé-je au contremaître couperosé (d’Anjou).

— Exactement.

— Racontez.

Il murmure :

— Je lui avais dit de mettre un casque, mais il ne m’a pas écouté. Il était énervé parce qu’il trouvait que Mohamed préparait mal le fer à noyer dans le béton. Il s’est élancé sur l’échelle qu’il a grimpée quatre à quatre. En arrivant en haut, il a poussé un cri et il est parti en arrière. Pourtant, je lui tenais l’échelle. Il est tombé à la renverse et ça a fait un sale bruit que je ne suis pas près d’oublier. Il s’est tué raide. Vous pensez : vingt mètres ! Sur la nuque !

— Où se trouvaient vos hommes ?

— Quand l’architecte est arrivé, Mohamed travaillait en haut et les deux Portugais préparaient le béton. Moi, j’étudiais les plans, sachant que M. Wesmüler allait me poser des colles, comme chaque fois. La première chose qu’il a vu, en descendant de sa bagnole (il désigne une R 25 en bordure du chantier), c’est les ferrures qu’étaient pas aux normes. Il s’est mis à m’engueuler, puis il a crié à Mohamed de descendre. Et alors c’est lui qui a grimpé.

— Tenez-moi l’échelle !

Je gravis les échelons gluants. L’échelle dépasse l’échafaudage. Je l’escalade au max afin d’avoir une vue d’ensemble du chantier. Pour l’instant, le mur en construction surplombe une étendue entièrement bâchée. On a démoli l’ancienne toiture et protégé l’ex-dernier étage pendant qu’on surélevait la construction. En face, se trouve la partie des locaux non concernée par les travaux. Je me penche sur le mur en cours de surélévation. À l’intérieur du bâtiment, nulle échelle, il est donc impossible qu’on ait poussé l’architecte.

Je redescends. Avise Jérémie Blanc à l’équerre, furetant tel un chien de chasse, les ailes de son gros tarbouif palpitant comme les flancs d’un cerf forcé par une meute[4].

— Que cherches-tu ? m’inquiété-je.

Le dos toujours arqué, la face penchée, ses gros yeux globuleux pendant d’elle comme des couilles, il répond par un grognement que je qualifierais extrêmement volontiers d’évasif si je ne redoutais les pléonasmes comme la peste ou la compagnie d’un raseur[5]. Mon principe étant « chacun sa merde », je ne le harcèle point et m’occupe de cousine Marinette, laquelle, agenouillée sur le sol, pleure à chaudes pisses sur la dépouille de l’architecte. Son chagrin est immense. La voilà sans doute seule au monde, sans boulot. Mohamed, l’Arbi triste, contemple le cul dressé de la pleureuse, rêvant de le verger manière de se mettre les glandes à jour. Les deux Portugais sont attristés, croyant à la veuve. Y a pas plus gentils mecs que ces gens-là ! Un peuple d’aimables bosseurs. Des modestes exquis, purifiés par les vents atlantiques, aux sourires gauches, aux regards ardents de bonne volonté, si tu m’autorises (ou si tu motorises) ce charabia. Des écureuils bruns aux regards noisette. Salut à vous, Portugais, qui nous fournissez nos maçons et nos bonniches ; adorables Latins de bas d’Europe, honnêtes et courageux avec simplicité. J’ai de la tendresse pour vous.

La scène est insolite. Je prends du recul, m’abstrais pour la mieux percevoir. Ce cadavre mal recouvert d’une bâche cradoche, ces ouvriers que le drame a stoppés en plein turbin, ces flics perturbés par ma présence, cette femme en pleurs dans son manteau, ce grand Noir fureteur, la bétonnière dont le moteur continue de tourner, le ciel de suie où tanguent des espèces de mouettes venues on ne sait trop d’où. Mais peut-être sont-ce des pigeons ?

Je fais in extremis la connaissance de Wesmüler. Pourquoi n’a-t-il pas réagi au cinoche, l’autre soir, après que Marien lui ait filé une manchette cigogneuse à la nuque ? Tu trouves normal, toi, qu’un honnête architecte accompagné de sa bourgeoise se laisse agresser et ne quitte pas sa place ? Qu’il ne moufte pas et visionne le film comme si de rien n’était ! Et aujourd’hui il est mort. Et son agresseur l’est également. Et le complice de l’agresseur ! Ça décime dans le Landerneau. Système « décimal » ! Même in petto, faut que je calembourde !

— Voilà ! s’exclame Jérémie.

On le regarde. Il tient quelque chose dans le creux de sa dextre.

— Viens voir, chef !

Je m’approche.

— C’est cela que je cherchais, me dit-il en avançant sa paluche à paume claire.

Dedans se trouve un écrou d’environ 4 centimètres de diamètre, rouillé.

— Eh bien quoi ? fais-je.

Quand on est supérieur hiérarchique, on ne devrait jamais poser ce genre d’interrogation. Elles boomeranguent et te reviennent en pleine poire. Te transforment en incapable, en glandu, voire en connard.

— Tu vois, sur l’arête, là, il y a un morceau infime de peau ainsi qu’une goutte de sang.

— Exact.

— Tu as bien regardé la tête de l’architecte ?

— Heu, il me semble.

— Il est tombé à la renverse et s’est fait péter la boîte crânienne dans la région de l’occiput, d’accord ?

— Oui, docteur, entièrement d’accord.

— Or, il porte une entaille à droite du front, tu n’as pas remarqué ?

— Je… oui, peut-être.

M. Blanc pourrait sarcastiquer, chiquer dans la fouaillerie teigneuse, l’ironie blessante. Au lieu de, il déclare :

— Quand il était en haut de l’échelle, quelqu’un lui a tiré cet écrou dans la gueule avec un lance-pierres, et ça lui a fait perdre l’équilibre.

Il soupèse l’écrou.

— Ce projectile propulsé à toute vitesse, tu parles d’un cadeau quand il t’arrive dans le cigare, mec !

— Faut être adroit ! benouillé-je piétreusement.

— Le gars au lance-pierres est adroit ! confirme l’Africain, placide.

Il prend dans son larfouillet une pochette de plastique et y glisse l’écrou.

— Le Rouillé va nous confirmer ça, assure-t-il.

Et moi, je me dis :

« Donc, il s’agit bien d’un assassinat ! Le troisième en vingt-quatre heures ! Joli score. »

Un harassement me biche. Des gens suppriment d’autres gens, simplement parce qu’ils les gênent ; parce que, à un moment de leur vie, ceux-ci constituent une menace pour leur tranquillité, ou un obstacle pour s’approprier des choses matérielles, voire parfois des personnes convoitées.

L’homme est un loup pour l’homme ? Mes fesses ! Les loups ne nous suppriment pas. L’homme est un homme pour le loup, voilà la vérité ; et plus encore : un homme pour l’homme !

Que s’est-il donc passé de si grave dans la vie des Wesmüler pour que se déclenche un tel patacaisse dans leur zone d’existence ?

On tue les ennemis de madame et on tue son mari !

Je vais à Marinette Laborné. L’Arbi a décrit un arc-de-cercle afin de se placer face à elle car elle se tient accroupie à présent et on voit son entrejambe. Mais voir quoi ? Un collant et la blancheur d’un slip par-dessous ! Des cuisses dodues de femme qui navigue à force de voiles dans les parages de la cinquantaine !

— Venez, petite !

Petite ! Où va se loger la compassion !

Je l’aide à se relever. Le rideau tombe sur les rêves de Mohamed ; il en est pour son goumi chauffé à blanc, le Maghrébin. Va falloir se terminer à la mano, mon pauvre pote ! Ou bien fourrer Aziz, ton copain de chambre. Peut-être calcer une radasse de la Goutte-d’Or, mais n’oublie pas ton pébroque à cauda (je latinise) because le Sidoche vole de plus en plus bas !

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4

C’est à des images de cette puissance qu’on mesure le talent de San-Antonio.

Paul Guth (de l’Académie française).
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5

Je tiens à ta disposition la liste des miens que j’ai réunis en une plaquette de soixante-quatre pages.

San-A.