Je la biche par le bras, Marinette. Elle est toute dolente, abîmée.
Je souffle à l’un des gardiens de la paix :
— Institut médico-légal, ce type a été assassiné.
Et puis on regagne notre tire.
Elle s’y installe, côté passager. M. Blanc passe derrière. En démarrant, je murmure :
— Marinette, il va falloir vous montrer forte car nous avons besoin de vous.
— Je sais : vous êtes de la police ?
— Yes, ma poule. Primo, pas un mot à Sonia pour l’instant. Elle doit ignorer le drame.
— Mais les funérailles ?
— On conservera le corps quelque temps à la morgue. Secundo, j’aimerais savoir ce qui s’est passé dans la vie de vos cousins, du moins dans celle de Sonia, le 28 janvier dernier.
Elle s’extirpe des chagrins pour s’étonner :
— Le 28 janvier ? Mais il se serait passé quoi ?
— C’est moi qui vous pose la question, ma chérie. Le 28 janvier, il s’est produit quelque chose que Sonia Wesmüler a vécu ; quelque chose d’important ; quelque chose qui pourrait nuire à sa tranquillité, et même davantage.
Elle hoche sa tête frisottée.
— Allons voir l’agenda d’Albéric au bureau.
Elle a conservé son manteau qui gonfle sa silhouette. L’a l’air d’une pute pauvre sur le retour, Marinette. Sa frite bouffie par les larmes ne ressemble vraiment plus à grand-chose. Elle renifle mais, franchement, elle aurait intérêt à se moucher carrément, because les fâcheux stalactites qui s’abandonnent de plus en plus. Une large goutte s’écrase sur la page de l’agenda ouvert à janvier. T’as une semaine sur deux pages et c’est couvert de brèves notations, soit à l’encre, soit au crayon. Le 28 janvier tombait un samedi. L’index dont le vernis rose-dentier s’écaille descend les heures. À partir de douze heures, c’est blanc, juste un nom est écrit en travers de l’après-midi : Saint-Troudhu.
— Ils étaient à la chasse en Solgone pour le week-end, déclare Marinette.
Et puis elle pousse un cri.
— Ça y est, je me souviens : l’un de leurs invités s’est tué en préparant son fusil pour le lendemain matin. À l’Auberge des Chasseurs de Saint-Troudhu ! Du coup la partie de chasse a été annulée.
— Comment s’appelait cet invité ?
— Ah ! ça, je crois que je ne l’ai jamais su. C’était un type de Singapour, un Asiatique client du beau-père.
La chère âme !
Son chagrin n’aurait pas transformé son maquillage en infâme bouillasse, il est probable que je l’embrasserais.
Mme Bertrand, la patronne de l’Auberge des Chasseurs (la maison a changé de raison sociale : jadis, elle s’appelait Le Relais des Chasseurs, mais à la mort des parents Bertrand, le mari de Gontrine Bertrand, un Italien naturalisé tant bien que mal français, a tenu à modifier l’enseigne, histoire d’établir son autorité ; comme quoi on trouve des cons même chez les Ritals !), est une personne fondante, trop blonde pour être en harmonie avec les poils de sa chatte, vêtue comme pour un dîner à la sous-préfecture, et qui s’y croit en plein. L’air condescendant, parlant d’elle à la troisième personne, se parfumant à seau pour camoufler les fragrances d’ail (un cuistot italoche, tu penses !), jouant même d’un face-à-main trouvé au grenier pour vérifier les papiers de ses clients ; bref : The classe !
Ma qualité de commissaire lui arrache une moue dubitative. Ici, on n’a rien à se reprocher, tant au plan fiscal, règlements de police, que culinaire. Quant à l’hygiène, « on pourrait manger par terre ». De la plus humble marmite jusqu’au cul de la patronne, tout est clean, fourbi, rutilant, impec, propre à la consommation.
— Je viens à propos de ce qui s’est passé ici le 28 janvier dernier, révélé-je-t-il.
Elle rembrunit. Fâcheux souvenir ! La mort et l’hostellerie ne font pas bon ménage. Rien qui emmerde plus un gargotier que le décès chez lui d’un de ses clients. Ça fait désordre, ça fait malpropre, ça jette un froid, le discrédit.
— Je ne vois pas ce qu’on pourrait dire encore de ce fâcheux accident, ergote la garguergotière.
— Montrez-moi votre livre des entrées, je vous prie !
En rechignant, elle cueille un registre n’ayant rien de commun avec la dégueulasserie débrifée de l’hôtel Blatte et Confort.
Je me reporte au 28 janvier et inscris sur mon calepin les quelques noms qui y figurent. L’Auberge des Chasseurs a davantage une vocation de restaurant que d’hôtel ; on y assure plus le couvert que le gîte, et elle doit comporter à tout casser une dizaine de piaules.
Le blaze de M. N’Guyen retient mon attention puisque c’est celui du défunt. Comme adresse, il est mentionné : « 609 Mayer Road, Singapour ». Outre ce personnage d’origine viêtnamienne, se trouvaient à l’hôtel les Wesmüler, les Témiche-Monzaube (des amis du couple, m’apprend Mme Bertrand, les Témiche-Monzaube, des transports en commun !). Viennent ensuite un certain Gaston Persiflard, puis un dénommé Michel Cramouillet. L’hôtesse m’apprend que Gaston Persiflard est un vieil habitué qui possède une chasse dans la contrée. Quant à ce Michel Cramouillet, c’est un garçon jeune qui était descendu aux Chasseurs avec une fille n’ayant pas très bon genre. Il a dîné avec quatre ou cinq amis de leur âge qui étaient venus les rejoindre. Après un repas bien arrosé, ils sont tous allés prendre du champagne dans la chambre de Cramouillet et ils commençaient une bacchanale à laquelle Mme Bertrand s’apprêtait à mettre un terme (ici, nous sommes une maison sérieuse !) lorsqu’un coup de feu a déchiré tu sais quoi ? La nuit ! C’est comme ça qu’on dit : un coup de feu déchire la nuit, voire le silence, mais ce soir-là, y avait pas de silence, à cause de ces jeunes fêtards !
On s’était précipité, tout le monde, dans l’hôtel : clients et personnel, plus les tauliers, nature ! Le « Chinois », c’est ainsi que l’appelle la dame Bertrand Gontrine, avait le cigare disjointé. Ce nœud préparait son matériel lièvricide et le coup était parti sans laisser d’adresse, lui faisant exploser la physionomie.
Vous parlez d’un tintouin ! Les gendarmes, l’enquête, les journalistes du cru : Le Courrier Solognot, La Voix de la Sologne. À l’auberge, ils avaient eu leur véquende saccagé par la malencontruosité de cet Asiate. Un fusil absolument neuf, acheté la veille chez Gastine-Renette. Un « John and Hollyday » de London ! La crème des flingues ! Le prince Philippe, ses grands glandeurs de fils, le duc de Monfrock, sont équipés de « John and Hollyday » pour leurs parties de chasse à la grouse ! L’autre pomme jaune qui veut faire du zèle : fourbir son flingue neuf, je te vous demande un pneu ! Et vrraoum ! En plein dans le plat d’offrande ! Qu’il a fallu remplacer la cretonne garnissant les murs, monsieur le commissaire !
— Quelle heure était-il ?
— Plus de minuit. On avait fermé le restaurant et je faisais mes comptes pendant que Giovani, mon époux, remettait sa cuisine en place.
— Qui s’est trouvé sur les lieux ?
— TOUT LE MONDE ! vous dis-je. On a tout de suite compris que ça venait de chez le Chinois car il y avait de la fumée devant sa porte et ça empestait la poudre.
— J’aimerais voir les lieux et me faire préciser la position des différents clients dans leurs chambres.
Elle égoutte de la fendasse, mémère. Qu’est-ce que je viens lui piétiner les rillettes avec une affaire archiclassée, bordel ! On n’est donc jamais tranquille avec les roussins.