— Vos collègues de la gendarmerie ont conclu immédiatement à l’accident, fait-elle ; c’était si évident !
— Je n’aime pas trop les évidences, riposté-je ; elles nous font trop de mal, madame Bertrand. Montons !
Je procède à ma petite inspection. La châtelaine de l’auberge piaffe, biscotte elle va devoir surveiller la mise en place de la réception devant avoir lieu cet aprème à l’occasion du mariage d’Alexis Mormelé, le fils du maire.
Moi qui m’en torche, je visualise avec âpreté. Enregistrant tout. Travaillant de la coiffe qu’Einstein, à côté de moi, était analphabète et méchant, si tu vois l’ampleur ?
Je vais de pièce en pièce, au grand dam des occupants de la 8 : un P.-D.G. septuaextrêmement-génaire qui se fait fertiliser les zones érogènes par sa secrétaire. Ayant fait mon plein, d’images et de constatations (également de contestations), je dévale.
La daronne se croit enfin quitte, mais c’est compter sans mon obstination :
— Pourrais-je avoir une petite collation, chère madame ? Je n’ai pas eu le temps de déjeuner.
Tu sais ce qu’elle me répond, la gueuse ?
— Mme Bertrand est embarrassée, car sa salle est prise pour la réception.
— Dites à Mme Bertrand qu’une assiette froide et une demi-bouteille de chinon prises au bistrot me satisferont pleinement.
Elle fait contre mauvaise fortune ce que tu ferais également, et je prends place à une table de bois ciré, sous une reproduction représentant un faisan mort accroché par les patounes. Une serveuse ayant dépassé sans prévenir l’âge de la retraite, m’apporte un pâté de grive, du museau vinaigrette et des pommes à l’huile, ce dont je lui sais gré d’un sourire qui lui détrempe tout l’hémisphère austral.
En clapant énergiquement, je continue mon opération gamberge. Des choses filandreuses prennent consistance sous mon chapiteau. Voilà que je tire de ma fouille le carnet d’adresses de feu Fluvio. Dans ses relations, outre ses docteurs, sa maman et Marien, se trouve un certain Michel C. Et alors, écoute bien : pourquoi ce Michel C. ne serait-il pas le Michel Cramouillet qui se trouvait en l’Auberge des Chasseurs avec sa poule et une bande de copains ?
Putain, plus j’y réfléchis, plus ça me semble costaud comme raisonnement. Réfléchis : Fluvio a menacé Sonia Wesmüler de révéler la vérité sur la soirée du 28 janvier. Il est clair maintenant qu’il faisait allusion à la mort de l’Asiate. Comment aurait-il eu des précisions sur ce drame alors qu’il se trouvait à Singapour ? Parce que quelqu’un l’en a informé. Quelqu’un qui se trouvait sur les lieux. Quelqu’un qui a découvert du louche et l’a gardé pour lui, soucieux de ne pas attirer l’attention des pandores sur sa personne parce qu’il doit avoir un pedigree pas présentable. On me suit ? On peut, avec ses petites méninges racornies, banco !
Alors moi, l’histoire, je la reconstitue à ma façon et te la livre toute chaude. Le Chinois occupe la piaule 6. Michel Cramouillet et ses guignolets sont à la 4. Wesmüler et sa blonde à la 8. Vu ? Les trois pièces donnent sur un balcon commun, façon chalet, qui longe toute la façade du premier. J’imagine que Sonia rend visite au client du beau-père. Leurs discussions foirent. Elle lui tire un coup de fusil dans les paupières, puis rentre chez elle par le balcon.
Seulement, le gars Michel est en train de prendre une goulée d’air frais ou bien de fermer les volets de sa porte-fenêtre et il aperçoit la fuyarde. Il ne dit rien parce qu’il préfère que les flics l’oublient. Seulement, IL SAIT. Quelques jours plus tard, Fluvio rentre d’Asie ; c’est son pote : un dégourdi, un malin sans scrupules. Il lui confie son secret.
Fluvio pige qu’il y a du blé à tirer de cette aventure. Il conseille à son copain Michel d’attendre. Quoi ? Peut-être d’en savoir long comme la liste de mariage de la princesse Anne, qui avait été déposée (pas la princesse, sa liste) chez Harrod’s, sur cette très étrange dame Wesmüler.
Je me sers un grand godet de chinon, et j’y trempe mon dentier, plus toutes mes papilles gustatives.
— À ta santé, San-Antonio !
ACHILLE
— Entrez !
Tiens, voilà un mot impressionnant, si tu y songes ! « Entrez ! ».
Tu entres, bien sûr, puisqu’on te donne le feu vert. Et que trouves-tu ? L’élément le plus redoutable qui soit au monde : quelqu’un ! C’est-à-dire le danger possible. Deux yeux (sauf si tu es reçu par Le Pen) qui t’accueillent, te scrutent, te sondent, te déterminent, te classent, t’acceptent ou te refusent, te relèguent, t’accablent, te neutralisent.
— Entrez !
Je pousse la porte capitonnée.
Que trouvé-je ? Achille à son bureau, les coudes écartés, la tête pendante, offerte à la lumière de sa lampe de bureau, et qui scintille comme la boule à facettes des tangos dans un bal populaire. Il est seul. Il est pâle. Il a les yeux rougis. Un immense accablement le fait fléchir. On le sent vaincu ou malade. Seuls, les hommes venant d’apprendre qu’ils ont le cancer ou bien qu’ils sont ruinés ou encore cocus ont sur le visage cette désemparance proche de l’abdication totale.
Un seau de pitié froide m’est projeté à la frite. J’ai l’élan, le cri commiséreux :
— Patron !
Je relourde pour qu’il se confie. M’avance, afin que mes ondes chaleureuses enveloppent sa froide détresse.
Il me regarde comme si j’étais la fumée d’un échappement ou d’un bol de café au lait, voyant à mon travers mais sans s’arrêter à ma personne.
Je le gagne comme l’esquif gagne la haute mer pour secourir un naufragé. Remurmure, en y mettant un max :
— Patron ! Oh ! patron…
Il articule péniblement :
— San-Antonio.
Ça y est, je suis au naufragé. J’avance la main jusqu’à son épaule. Il sent bon pour un homme qui se noie. J’identifie « New York » de Patricia de Nicolaï.
Achille me dit, les yeux toujours égarés à travers les impondérables :
— Dites-moi quelque chose, Antoine. N’importe quoi. De drôle de préférence.
Et moi :
— C’est l’histoire d’une femme qui tombe du vingtième étage d’un building.
— Ah ! bon ?
— Elle hurle. Quand elle parvient au niveau du seizième, deux bras d’homme jaillissent d’une fenêtre et la saisissent. Une voix lui demande : « Tu baises ? » ; la malheureuse répond que non ; alors l’homme la relâche !
— Quelle horreur !
— Elle poursuit sa chute. Lorsqu’elle atteint le treizième, deux autres bras la happent.
— On ne happe pas avec les bras ! objecte le Vioque.
— Dans mon histoire, si. Ce second sauveur demande : « Tu suces ? ». La femme répond que non, et le deuxième type la relâche.
— C’est horrible !
— À la hauteur du huitième, un troisième mec se saisit d’elle. Alors, la pauvrette s’écrie : « Je baise et je suce ! ». « Salope ! » jette le troisième bonhomme en la lâchant.
— Et alors ?
— C’est tout.
— Pas drôle.
— Édifiant. Cette histoire prouve combien les vérités diffèrent. Ce qui peut motiver le salut peut également provoquer la perte, selon le tempérament de chacun.
— Vous me faites chier, San-Antonio, dit-il avec lassitude et conviction.
Et il ajoute pour atténuer :
— Tout me fait chier.
— Un malheur ?
— Non, San-Antonio, un bonheur mais qui me fait souffrir de façon intolérable.
— Puis-je espérer une confidence, monsieur le directeur ?