— Pas de secrets pour vous, garçon. Ma dernière Mlle Zouzou m’a largué comme une malpropre.
— En quoi est-ce un bonheur ?
— Elle ravageait mon compte en banque. C’était Attila, San-Antonio. Une effeuilleuse de chéquiers ! Une salope ! Elle est partie en emportant mon Fragonard.
— Vous allez porter plainte ?
— De quoi aurais-je l’air ? Le grand patron de la police parisienne qui se laisse détrousser par une pétasse, vous entendez d’ici les sarcasmes. Tant pis pour ce chef-d’œuvre, j’en ferai peindre un autre ; mais quelle gueuse abjecte !
— C’est pour le Fragonard que vous êtes à ce point désespéré ?
— Non, mon fils, c’est parce que la pute borgne me comblait de jouissances infinies. Je lui dois les pieds géants de mon âge mûr. Mes éjaculations se raréfaient, pour ne pas dire « tarissaient ». Elle, elle m’avait redonné vigueur et appétit sexuel.
— Vous la sublimez, patron, car je ne vous ai jamais vu dételer.
— Dételer, non. Mais les performances n’étaient plus aux rendez-vous. On me pompait, certes, mais comme on tente de regonfler un ballon crevé. Je jouissais au passé composé. Par contumace, si je puis dire. La dernière Zouzou possédait un philtre, un pouvoir sexuel. Grâce à ses entreprises, mes bandaisons n’étaient pas feintes et j’intromettais sans chausse-pied. Je parvenais même à me risquer à des levrettes, vous rendez-vous compte ? Des levrettes !
— Effectivement, monsieur le directeur !
— Et des levrettes triomphales. Vous savez : une main sur la croupe, l’autre brindant à la foule comme le toréador vaniteux ? Ah ! Antoine, Antoine, quelle régalade ! Et puis elle savait tout de l’amour, en pratiquait toutes les figures, toutes les combinaisons, toutes les hypothèses ! Une surdouée qui ne rechignait sur rien. Elle forniquait courageusement ! Son poilu était digne de ceux de Verdun ! Pour elle, la répulsion connaît pas ! Elle vous léchait les couilles, le trou du cul, les doigts de pied. Avec minutie, Antoine ! Et même, oui, j’ose le dire : avec appétit ! Vous me recevez bien ? Appétit ! Et pourtant, Antoine, mon trou du cul, entre nous soit dit, est un vieux trou du cul. Il manque de charme, je ne me fais pas d’illusion. Je ne l’ai jamais vu, mais je m’en doute bien : j’ai les pieds sur terre. C’est pas un trou du cul de minet, ni même d’homme adulte. Un trou du cul de superman, genre Stallone, on peut le prendre pour un sorbet fraise. Mais un trou du cul sexagénaire, hein ? Vous lécheriez le trou du cul de Mme Thatcher, vous ? Tenez, même le trou du cul d’Élizabeth II vous ferait renâcler. On parie ?
Des larmes authentiques tracent un double sillon (j’ai lu ça dans un beau livre d’académicien) sur son visage émacié (ça aussi : « émacié », je l’ai lu dans un vrai roman).
— Remettez-vous, patron. Oubliez que vous êtes un homme pour vous souvenir que vous êtes avant tout un chef, tricolorisé-je.
Là, il galvanise, ligne-bleue-des-Vosges, saint-cyrienne du menton. Tu croirais le président à une conférence de presse, quand un enfoiré lui pose une question pernicieuse et que son regard coagule.
— Un chef ! reprend-il. Oui, San-Antonio, c’est exact : je suis avant tout un chef. Mais un chef a bien le droit de se faire lécher le trou du cul, s’il aime ça ? Et de se laisser tirlipoter les testicules, Antoine, bordel ! Et de se faire mettre un index ou un médius dans le rectum pendant qu’on le pipe, ou je me trompe ?
— Oui, chef, un chef a droit à l’amour, comme le guerrier a droit au repos. Seulement, avant de s’abandonner aux félicités triviales, il doit accomplir sa mission qui est de décider. Je viens vous raconter une très surprenante affaire. Une affaire mystérieuse, dans le style que vous aimez, vous, esprit aussi délicat que singulier, lui mouillé-je la compresse-t-il.
Il prend sa pochette pour essuyer ses larmes et alarmes ; mais pour cet essorage, le coton est préférable à la soie. Les choses d’apparat ne sont jamais confortables, c’est pourquoi les pauvres se trouvent mieux dans leur peau que les nantis.
— Je vous écoute, San-Antonio.
Et boum ! Servez chaud !
Je lui tire mon histoire à la pression. Dans l’ordre chronologique, bien comme il faut, propre en ordre. Fastoche à suivre. Aisé, goulayant. Du récit que tu pourrais mettre sous presse tel quel après avoir corrigé les fautes de syntaxe, du moins ce que mon correcteur prend pour telles.
Il suit, captivé. Ciao, Mlle Zouzou dernière édition ! Son cul s’estompe, sa langue devient improbable. Ses performances dérapent dans les brumes du passé.
Je lui relate donc, point par point, les surprenantes péripéties de cette aventure périphérique. Des couleurs le réemparent. Ses yeux se déflouent. Il passe sa dextre sur sa calvitie, ce qui chez lui est bon signe et, aussi, il tire sur ses manchettes amidonnées.
Lorsque je me tais, il demande :
— Vous avez interrogé l’ami de ce Fluvio, le dénommé Michel Cramouillet ?
— Impossible : il est parti ce matin pour une destination inconnue, m’a dit sa logeuse. Je suppose qu’en apprenant la mort brutale de Fluvio, puis celle de Marien, il a pris peur et essaie de se mettre à l’abri du tueur. Jérémie Blanc, dont vous connaissez les mérites, s’est lancé à sa recherche.
— Et vous, que comptez-vous faire ?
— Devinez, monsieur le directeur.
Ô Seigneur, merci : voilà qu’il sourit enfin. « Le soleil après l’orage », comme l’a joliment écrit Robbe-Grillet dans sa biographie de Pinochet.
Tu sais ce qu’il déclare, ce bon bandit de Chilou ?
— L’envie vous démange d’aller faire un tour à Singapour, Antoine ! Juste ?
— Comment avez-vous deviné, patron ?
— Je vous connais comme un homme qui vous a fait, mon garçon ! Et puis quand vous avez dit à la cousine des Wesmüler de ne pas prévenir la veuve, j’ai tout de suite percé votre dessein.
Le madré ! Le marle !
— Qu’en pensez-vous ? fais-je, presque peureusement.
— C’est une excellente, une royale idée, mon petit. Nous devons partir le plus tôt possible.
J’éberlue :
— Vous avez dit « nous » ?
— J’ai dit « nous ». Je vais vous accompagner, ça me changera les idées. C’est la providence qui vous a envoyé. À nous trois, Singapour !
DEUXIÈME PARTIE
CHIANG LI
DODO
Il finit par me souffler dans les bronches, Achille, avec sa morue volage. Faut croire qu’elle lui a déclenché des sensations rarissimes, Mlle Zouzou énième du surnom !
Pendant le vol, alors que je flotte dans un sommeil indécis, il me secoue le genou, l’apôtre, pour me relater des débordements pas encore mentionnés. La manière qu’il glissait sa membrane folâtre sous l’aisselle de la salope pendant qu’elle faisait la bielle de loco avec son bras. Et d’autres trucs pernicieux encore : la décalcomanie frivole, l’antenne d’émetteur radio dans le cyclone ; bien d’autres rares combines pas encore homologuées au répertoire de la partie de miches. Qu’à la fin, épuisé par ses souvenirs libidineux narrés sur le ton pleurnichard du cornard inconsolable, je le rebranche sur l’affaire Fluvio.
— Faisons le point du « matériel » dont nous disposons à propos de Singapour, dis-je.
— Vous avez le Guide Bleu ? se fourvoie Pépère.
— Non, mais le petit Berlitz, dont j’ai fait l’emplette à l’aéroport. Ce n’est pas à ce matériel-là que je faisais allusion. Je possède, grâce à la cousine de Wesmüler, l’adresse du beau-père de Sonia et aussi, grâce à la scripte du film que tourna Fluvio là-bas, celle de l’hôtel du voyou. Je me suis procuré également les coordonnées du sieur Kong Kôm Lamoon, le roi du big bazar. De plus, grâce à un ami appartenant à l’Intelligence Service, je peux contacter un agent britannique qui est le correspondant permanent à Singapour de cette vénérable institution.