RENCONTRES
Prince Larwhist, c’est pas le mec à garder ses deux burnes dans le même slip. On voit qu’il vit loin de la Grande Albion car il a contracté des manières qui n’ont pas cours sur les rives de la Tamise. Après une heure de recherche, je le déniche au bar du Memorial Hotel, dans une stalle retirée, assis entre deux gonzesses occupé à caresser simultanément les seins de l’une et les fesses de l’autre.
C’est un type d’une cinquantaine d’années, aux cheveux bruns et rares, au visage soufflé et patiné par le whisky, au regard apparemment morne mais dans lequel brillent d’étranges lueurs quand on l’observe attentivement. Il est vêtu d’une veste de tweed clair, d’une chemise beigeasse agrémentée d’une cravate de cuir râpé, et d’un pantalon de velours côteleux. Il doit se raser une fois par semaine, mais ça n’était ni hier ni même avant-hier.
Les deux pouffiasses sont asiatiques, du genre assez trivial. Le barman me l’ayant indiqué, je vais jusqu’à la table du trio et aborde carrément le Britannoche.
— Navré de vous importuner, Mister Larwhist ; je suis un ami de J.-H. Morrisson, lequel m’a conseillé de m’adresser à vous. Mon nom est San-Antonio ; j’appartiens à une maison parisienne un peu semblable à la vôtre.
Il m’envisage d’un air lointain, ni hostile ni affable.
— Très honoré, laisse-t-il tomber.
Il lâche le nichon gauche d’une fille et me tend sa main toute tiède du précédent contact. J’ai du pot. Il aurait pu me présenter l’autre et me transmettre une chiée de virus, bacilles et autres joyeusetés, vu l’endroit où elle séjournait. On se presse fugacement les salsifis. Du menton, il me désigne le siège placé devant lui.
— Vous prenez un verre ?
— Volontiers : Bloody mary.
— Avec advantage de mary que de blood ?
— Vous avez tout compris !
Il passé ma commande au loufiat qui m’a suivi, lui enjoint de renouveler son Chivas sec et d’un grognement, intime à ses compagnes de nous laisser. Elles obéissent sans rechignades.
— J’ai besoin d’être initié à la vie secrète de Singapour, Mister Larwhist, préambulé-je. Rassurez-vous, je ne demande pas un documentaire, ni même un exposé, simplement j’aurais trois questions à vous poser.
— Allez-y !
— J’aimerais savoir ce qu’est le « Singe Blanc ».
Prince saisit son verre vide, le déplace sur la table comme il le ferait d’une pièce d’échecs et soupire :
— C’est carrément la question à mille dollars ! Je suppose que vous vous doutez qu’il s’agit d’une organisation secrète ?
— Tout à fait.
— Une espèce de mafia d’ici ; tout comme la Maf, c’est très hermétique et très dangereux. Le W.M. comme on l’appelle[6] fait plus de morts dans l’océan Indien que le cancer et l’infarctus réunis.
— Drogue, prostitution ?
— Plus tout le reste ! Mais cela s’apparenterait davantage au « Syndicat du Meurtre » ricain. Vous êtes sympa et encore jeune, alors si vous tenez à la position verticale, ne touchez à ça sous aucun prétexte, mon cher. Pour vous faire bien comprendre ce que représente le W.M., laissez-moi vous dire que si le barman ou l’une des dragueuses qui me tenaient compagnie vous avait entendu formuler votre question, vous pouviez avoir de gros ennuis.
Un léger froid me parcourt la guite. Bigre ! comme disent les gens mal embouchés, ça m’a l’air sérieux !
— Vous ne pouvez pas me fournir davantage de précisions ?
— Non, Mister San-Antonio, je ne peux pas. Vous connaissez cet adage sicilien ? « Sais-tu pourquoi mon grand-père a vécu jusqu’à cent ans ? C’est parce qu’il a su fermer sa gueule ! »
Le serveur nous consommiste. Mon bloody mary est au vitriol. Deux tiers de vodka, un tiers de jus de tomate, plus un trait de tabasco abondant comme une défoutraison d’éléphant, et tu obtiens une lampe à souder pour tripes et boyaux.
— À point ? s’inquiète Prince Larwhist.
— Un rêve. J’ai l’impression de boire de l’acide chlorhydrique au goulot. Maintenant, seconde question, Mister Larwhist…
— Appelez-moi Prince, propose mon chosefrère.
— O.K., Prince. Moi, c’est Antoine. Cette deuxième question concerne un certain Kong Kôm Lamoon ; ça vous dit quelque chose ?
Il sirote son glass. Lui, au lieu de tourner sept fois sa langue dans sa bouche ou dans celle d’une gonzesse avant de parler, il la tourne dans son scotch.
— Si vous êtes venu à Sing Sing pour vous suicider, dit-il, vous auriez aussi bien pu faire ça chez vous avec un tube de Gardénal. Y a pas le gaz, dans votre appartement ? Et en qualité de flic, vous ne disposez pas d’un fort calibre en état de fonctionner ?
— J’ai toujours rêvé d’une fin exotique, rétorqué-je.
— Alors vous m’avez l’air de frapper aux bonnes portes, Antoine.
— Cela dit, vous n’avez pas répondu à cette seconde question. Elle est tabou, elle aussi ?
Il sort un fort mouchoir à carreaux, en enveloppe son pif rouge et pointu, donne un coup de clairon qui fait songer à une charge de cavalerie et le remet dans sa poche, satisfait de sa récolte.
— Et vous, Antoine, que savez-vous du monsieur en question ?
— Qu’il est le monarque du bazar ainsi que de bien d’autres trucs moins avouables, et qu’il a une ravissante fille nommée Chiang Li à laquelle il tient plus qu’à son sceptre royal.
— Alors vous savez l’essentiel, mon vieux ; je n’ai rien à ajouter.
Je baisse le ton :
— Cet honorable industriel appartient au W.M., d’après vous ?
Il gorgeonne à nouveau.
— Et moi, Antoine, j’appartiens à la nation britannique, selon vous ?
— Vu. Troisième et dernière question : avez-vous entendu parler d’un Français établi à Singapour du nom de Martin Maldone ? Il serait dans les affaires, lui aussi.
— Troisième volet de votre mission, ricane Prince. Joli choix.
— Voyons, Prince, dans notre job, lorsqu’on fait des milliers de kilomètres pour s’intéresser à des gens, c’est rarement au curé ou au bonze de la paroisse !
— Bien que votre troisième rubrique ne soit pas du même tonneau que les deux précédentes, le gars que vous citez est classé dans les businessmen plutôt équivoques. C’est pour lui que vous venez ?
— Plutôt pour sa belle-fille qui, paraît-il, représente sa firme en France. On meurt beaucoup dans l’entourage de cette femme, et pas de la scarlatine ! Elle se trouve à Singapour présentement et j’aimerais savoir ce qu’elle y trafique. On peut trouver de la main-d’œuvre compétente dans le genre police privée ? J’aimerais la faire suivre.
— On remet une tournée ? me demande Prince dans un français qui ferait se gondoler un analphabète de la Lozère.
— Oui, la mienne.
Il a des signes cabalistiques, l’Anglais, pour communiquer avec le barman car, vingt-six secondes plus tard, celui-ci radine avec deux nouveaux godets.
— Ça peut se trouver, fait-il enfin en réponse à ma question. La femme dont vous me parlez est inconnue ici et la réputation de son beau-père ne défraie pas la chronique. Donc, pas de contre-indication.
— Vous pouvez me dénicher l’oiseau rare ?
— Pas de problème : Mâ Jong est le ouistiti qu’il vous faut. Un seul défaut : il est cher.
— Tous les hommes de valeur le sont, résigné-je. Mais rassurez-vous, Prince ; si la France n’a toujours pas de pétrole, elle a encore du pognon !
Entre autres babioles, Larwhist m’a appris quel était le point de chute principal de la belle Chiang Li : le Spring Club, situé en bordure de la Singapore River. Selon lui, elle y passe une bonne partie de ses journées, depuis son lever jusqu’à l’heure du thé. Elle y joue au tennis, s’y baigne, y prend son lunch en compagnie de quelques amis. « Surtout, m’a-t-il prévenu, ne cherchez pas à l’approcher car vous auriez affaire à ses gardes du corps, terriblement vigilants. Ils ont été dûment sélectionnés par le papa qui les paie grassement. On ne s’aperçoit pas de leur présence, mais sitôt qu’un inconnu semble s’intéresser à la fille, ces personnages sortent de l’ombre et interviennent vigoureusement. »
Me voilà donc prévenu, ce qui fait que je vaux deux San-Antonio ! Or, sans vantardise, le gazier qui vaut deux San-Antonio n’a pas grand-chose à redouter des truands d’Asie.
Je réfléchis à cela dans le vélo-pousse qui me drive à travers la ville. Celle-ci paraît neuve. Ses buildings dressés dans des zones de verdure parfaitement entretenues ressemblent à la maquette d’une cité en projet. Les nombreuses tours blanches n’ont rien d’écrasant. Tout est propre, ratissé, étincelant au soleil équatorial. La chaleur moite est adoucie par des brises marines et tout le monde semble très heureux. De nombreuses races se côtoient : Chinois, Malais, Indiens, Occidentaux, en totale décontraction. Ils vivent avec calme le frénétique essor de la cité, chacun conservant sa religion, ses traditions. Leur dénominateur commun ? Le dollar singapourien. On est là pour gagner de la fraîche sans se faire chier et l’on est fier de cette minuscule république grande comme le territoire de Belfort, sorte de capitale des affaires en Asie.
Les rues sont grouillantes car, sauf en période de mousson, les habitants vivent dehors.
Le pédaleur qui me tire est un vieil homme à lunettes, coiffé d’un petit chapeau de cuir. Il porte un short et une chemise Lacoste bleus. Il tracte sans effort apparent, mécaniquement, le buste bien droit, les épaules à l’équerre. Ses muscles saillent et brillent comme de l’acajou. Nous allons d’une allure qui paraît lente mais qui est si continue, si régulière que je vois défiler rapidos les banques, les offices de voyages, les grands magasins, les hôtels, les éventaires ambulants, les carrefours et les lacs artificiels.
Quel âge a ce vieil Asiatique ? Celui de maman ? Plus vieux, peut-être ? Les Jaunes, c’est duraille de leur évaluer le carat. J’ai vaguement honte de laisser traîner ma viandasse par ce vénérable bonhomme. À chaque tour de roues, je regrette un peu d’avoir sacrifié au folklore.
Il fait un temps sublime. C’est plein de filles somptueuses. Malgré les avertissements de Prince Larwhist, je me sens détendu. Il faut dire que je ne suis pas seul à Singapour. Je pense au Vieux, endormi à notre hôtel. À Béru et Pinuche qui ont fait un coup d’éclat et sont venus de force. Une manière à eux d’emmerder Chilou, de battre en brèche son autorité. Que font-ils, présentement, mes deux zozos ? Ils ne savent pas grand-chose de l’affaire. M. Kong Kôm Lamoon, sa fille, Martin Maldone, le beau-dade de Sonia Wesmüler, ils n’en ont pas entendu parler que je sache. Le seul renseignement que possède Mister Mammouth, concerne la présence ici de « la dame blonde ». Il a entendu Jérémie évoquer le départ d’icelle pour l’Asie. Que vont-ils entreprendre, ces braves soiffards ? Voilà que je suis en compétition avec mes subordonnés ! On aura tout vu !
Ma pensée glisse au rythme du vélo-pousse. Comme allure, cela évoque une embarcation à rames défilant sur une eau tranquille. On vogue, avec de légers soubresauts dus aux coups de pédales du vieillard parcheminé.
Madeleine, ma gentille scripte, a probablement tâté du vélo-pousse, elle aussi, quand elle séjournait ici. De même que Fluvio et qu’Elianor Dakiten. Tous les touristes de passage en Asie s’offrent ce plaisir comme ils s’offrent une gondole à Venise.
Le cyclo-poussiste stoppe, met pied à terre.
Nous sommes arrivés.
Il me désigne un vaste jardin bordé de haies vives et planté d’arbres tropicaux. On distingue la rivière, tout au bout, des tennis, une immense piscaille avec des hamacs et des fauteuils de rotin autour, un club-house gigantesque bâti de plain-pied, avec un toit aux tuiles vertes. Des oriflammes claquent dans la brise au bout de mâts peints en blanc. En bordure de rue s’offre un vaste parking où sont rangées des tires de first quality : Ferrari, Porsche, cabriolet Mercedez 500 SL. Le nec !
Un garde en uniforme blanc se tient assis à l’ombre d’un parasol près de la barrière de l’entrée. Il me regarde surviendre d’un regard de bull-dog réveillé par une odeur de hot dog. J’ai quatre secondes pour lui fournir un argument susceptible de le convaincre d’avoir à me laisser pénétrer en ce lieu hautement privé.
Je m’annonce, l’air rogue. Parvenu à sa hauteur, je sors ma carte en m’arrangeant pour que seul le mot « police », grossement imprimé, soit lisible.
— Je suis envoyé par Mister Kong Kôm Lamoon, fais-je brièvement, sans presque marquer d’arrêt.
Rempoche ma carte et poursuis ma route.
Le garde n’a pas réagi. Je vais d’un pas tranquille, en fredonnant O Sole mio. L’âme en fête, le soleil au cœur. Comment diable ce fouille-merde de Fluvio a-t-il obtenu cette cassette sur laquelle est enregistrée une communication du « Singe Blanc » ? Et les photos de Chiang Li, hein ? Il les a eues de quelle manière, les photos de Miss Chiang Li ? Lui, un petit crevard à la remorque d’une équipe de cinéastes. Un gredin de bas niveau, organisateur de partouzettes. Piqueur de sac à main à l’occasion. Détrousseur de vieilles dames.
Autour de la piscine, je découvre la faune habituelle de jeunes et riches désœuvrés. Beaucoup d’Occidentaux (c’est pourquoi ma venue passe inaperçue), mais pas mal d’Asiatiques aussi.
Des baffles savamment disséminés diffusent une musique chinoise nasillarde, étrange mélopée qui râpe un peu l’âme.
Le bruit élastique du tremplin, ponctué de celui des plongeons. Gerbes d’écume irisées. Cris, rires. Bonheur élémentaire de l’eau, griserie du soleil, luxe, oisiveté, alcool…
J’avise un bar près de la piscine, avec un auvent de chaume. Des serveurs indiens confectionnent des boissons versicolores.
Je m’y dirige, prends place sur un tabouret.
Je suis en attente, aux aguets. Réduit aux aguets !
Le guépard. Le guépard tapi derrière (ou devant, selon le côté où l’on se place) un comptoir de bambous. Le guépard sirotant son troisième bloody mary, les narines retroussées, la prunelle écarquillée, les ondes captatrices. Il est frémissant, le guépard car il a envie de pisser. Les hommes d’action y ont droit comme les autres.
Je descends de mon perchoir et m’informe des lavatories. Il faut se rendre au club-house proche.