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Entre autres babioles, Larwhist m’a appris quel était le point de chute principal de la belle Chiang Li : le Spring Club, situé en bordure de la Singapore River. Selon lui, elle y passe une bonne partie de ses journées, depuis son lever jusqu’à l’heure du thé. Elle y joue au tennis, s’y baigne, y prend son lunch en compagnie de quelques amis. « Surtout, m’a-t-il prévenu, ne cherchez pas à l’approcher car vous auriez affaire à ses gardes du corps, terriblement vigilants. Ils ont été dûment sélectionnés par le papa qui les paie grassement. On ne s’aperçoit pas de leur présence, mais sitôt qu’un inconnu semble s’intéresser à la fille, ces personnages sortent de l’ombre et interviennent vigoureusement. »

Me voilà donc prévenu, ce qui fait que je vaux deux San-Antonio ! Or, sans vantardise, le gazier qui vaut deux San-Antonio n’a pas grand-chose à redouter des truands d’Asie.

Je réfléchis à cela dans le vélo-pousse qui me drive à travers la ville. Celle-ci paraît neuve. Ses buildings dressés dans des zones de verdure parfaitement entretenues ressemblent à la maquette d’une cité en projet. Les nombreuses tours blanches n’ont rien d’écrasant. Tout est propre, ratissé, étincelant au soleil équatorial. La chaleur moite est adoucie par des brises marines et tout le monde semble très heureux. De nombreuses races se côtoient : Chinois, Malais, Indiens, Occidentaux, en totale décontraction. Ils vivent avec calme le frénétique essor de la cité, chacun conservant sa religion, ses traditions. Leur dénominateur commun ? Le dollar singapourien. On est là pour gagner de la fraîche sans se faire chier et l’on est fier de cette minuscule république grande comme le territoire de Belfort, sorte de capitale des affaires en Asie.

Les rues sont grouillantes car, sauf en période de mousson, les habitants vivent dehors.

Le pédaleur qui me tire est un vieil homme à lunettes, coiffé d’un petit chapeau de cuir. Il porte un short et une chemise Lacoste bleus. Il tracte sans effort apparent, mécaniquement, le buste bien droit, les épaules à l’équerre. Ses muscles saillent et brillent comme de l’acajou. Nous allons d’une allure qui paraît lente mais qui est si continue, si régulière que je vois défiler rapidos les banques, les offices de voyages, les grands magasins, les hôtels, les éventaires ambulants, les carrefours et les lacs artificiels.

Quel âge a ce vieil Asiatique ? Celui de maman ? Plus vieux, peut-être ? Les Jaunes, c’est duraille de leur évaluer le carat. J’ai vaguement honte de laisser traîner ma viandasse par ce vénérable bonhomme. À chaque tour de roues, je regrette un peu d’avoir sacrifié au folklore.

Il fait un temps sublime. C’est plein de filles somptueuses. Malgré les avertissements de Prince Larwhist, je me sens détendu. Il faut dire que je ne suis pas seul à Singapour. Je pense au Vieux, endormi à notre hôtel. À Béru et Pinuche qui ont fait un coup d’éclat et sont venus de force. Une manière à eux d’emmerder Chilou, de battre en brèche son autorité. Que font-ils, présentement, mes deux zozos ? Ils ne savent pas grand-chose de l’affaire. M. Kong Kôm Lamoon, sa fille, Martin Maldone, le beau-dade de Sonia Wesmüler, ils n’en ont pas entendu parler que je sache. Le seul renseignement que possède Mister Mammouth, concerne la présence ici de « la dame blonde ». Il a entendu Jérémie évoquer le départ d’icelle pour l’Asie. Que vont-ils entreprendre, ces braves soiffards ? Voilà que je suis en compétition avec mes subordonnés ! On aura tout vu !

Ma pensée glisse au rythme du vélo-pousse. Comme allure, cela évoque une embarcation à rames défilant sur une eau tranquille. On vogue, avec de légers soubresauts dus aux coups de pédales du vieillard parcheminé.

Madeleine, ma gentille scripte, a probablement tâté du vélo-pousse, elle aussi, quand elle séjournait ici. De même que Fluvio et qu’Elianor Dakiten. Tous les touristes de passage en Asie s’offrent ce plaisir comme ils s’offrent une gondole à Venise.

Le cyclo-poussiste stoppe, met pied à terre.

Nous sommes arrivés.

Il me désigne un vaste jardin bordé de haies vives et planté d’arbres tropicaux. On distingue la rivière, tout au bout, des tennis, une immense piscaille avec des hamacs et des fauteuils de rotin autour, un club-house gigantesque bâti de plain-pied, avec un toit aux tuiles vertes. Des oriflammes claquent dans la brise au bout de mâts peints en blanc. En bordure de rue s’offre un vaste parking où sont rangées des tires de first quality : Ferrari, Porsche, cabriolet Mercedez 500 SL. Le nec !

Un garde en uniforme blanc se tient assis à l’ombre d’un parasol près de la barrière de l’entrée. Il me regarde surviendre d’un regard de bull-dog réveillé par une odeur de hot dog. J’ai quatre secondes pour lui fournir un argument susceptible de le convaincre d’avoir à me laisser pénétrer en ce lieu hautement privé.

Je m’annonce, l’air rogue. Parvenu à sa hauteur, je sors ma carte en m’arrangeant pour que seul le mot « police », grossement imprimé, soit lisible.

— Je suis envoyé par Mister Kong Kôm Lamoon, fais-je brièvement, sans presque marquer d’arrêt.

Rempoche ma carte et poursuis ma route.

Le garde n’a pas réagi. Je vais d’un pas tranquille, en fredonnant O Sole mio. L’âme en fête, le soleil au cœur. Comment diable ce fouille-merde de Fluvio a-t-il obtenu cette cassette sur laquelle est enregistrée une communication du « Singe Blanc » ? Et les photos de Chiang Li, hein ? Il les a eues de quelle manière, les photos de Miss Chiang Li ? Lui, un petit crevard à la remorque d’une équipe de cinéastes. Un gredin de bas niveau, organisateur de partouzettes. Piqueur de sac à main à l’occasion. Détrousseur de vieilles dames.

Autour de la piscine, je découvre la faune habituelle de jeunes et riches désœuvrés. Beaucoup d’Occidentaux (c’est pourquoi ma venue passe inaperçue), mais pas mal d’Asiatiques aussi.

Des baffles savamment disséminés diffusent une musique chinoise nasillarde, étrange mélopée qui râpe un peu l’âme.

Le bruit élastique du tremplin, ponctué de celui des plongeons. Gerbes d’écume irisées. Cris, rires. Bonheur élémentaire de l’eau, griserie du soleil, luxe, oisiveté, alcool…

J’avise un bar près de la piscine, avec un auvent de chaume. Des serveurs indiens confectionnent des boissons versicolores.

Je m’y dirige, prends place sur un tabouret.

Je suis en attente, aux aguets. Réduit aux aguets !

Le guépard. Le guépard tapi derrière (ou devant, selon le côté où l’on se place) un comptoir de bambous. Le guépard sirotant son troisième bloody mary, les narines retroussées, la prunelle écarquillée, les ondes captatrices. Il est frémissant, le guépard car il a envie de pisser. Les hommes d’action y ont droit comme les autres.

Je descends de mon perchoir et m’informe des lavatories. Il faut se rendre au club-house proche.

Le lieu est luxueux : ferrures dorées, verre fumé, plantes rares, motifs décoratifs. Un énorme dragon chinois en couleurs, avec une gueule de vieux poivrot trône dans le hall. Les chiches sont sur la droite.

Vais. Pisse.

La musique est omniprésente. Elle viorne à t’en déglinguer le système nerveux.

Les lavabos sont nickel, gracieux. Tu y passerais tes vacances.

Juste que j’en sors, une personne quitte les toilettes réservées aux gonzesses. Cabriole de mon guignol, identique à celle d’un garenne flingué en pleine fuite ! Elle ! La « princesse » Chiang Li. Elle, je te jure ! Aucun doute !

Putain, ce module de plaisance ! Autant de beauté, de grâce, de charme, de sex-appeal, encore jamais ! En tout cas pas à ce point. J’ai trouvé ça chez des Occidentales : une Danoise, une Parisienne, une Romaine ; mais pas encore chez les Jaunettes. Tu es ébloui, commotionné. Haute tension ! Le zanzibar en folie, en détresse. T’as un tisonnier incandescent dans le prose, des picotis le long du chibre, des ondes abrasives dans les roubinches ! Plus moyen de ciller, de déglutir, de se gratter entre les miches ! Blocage complet. Pétrification absolue.