Mais on quitte bientôt les rues effervescentes pour gagner un quartier plus tranquille. Je me dis qu’on se rend dans le coinceteau hurff, avec les cabanes ultra-big-standinge. Mais mon cul, comme le dit avec sa désinvolture coutumière la reine Élizabeth II à la mère Thatcher, quand celle-ci prétend lui faire signer la facture concernant la pose d’un nouveau bidet à jets multiples et rotatifs au 10, Downing Street.
Au lieu de cela, nous plongeons dans le quartier chinois. Et alors ça devient pilpatant. Ah ! ce grouillement ! Ces maisons pauvres mais colorées ! Ces enseignes qui se succèdent en travers des rues ! Ah ! ces échoppes (c’est du belge !) bigarrées, de guingois, bizarres, où l’on vend des canards laqués raides comme barre, qui paraissent sculptés dans du noyer ! Ah ! ces officines à vocation médicinale, bourrées de lézards séchés, de serpents en bocaux, de plantes suspectes aux couleurs vénéneuses ! Ah ! ces blanchisseries fumantes, encombrées de linges innommables ! Ah ! ces marchands de bijoux en jade, ces magasins où l’on vend des cercueils peints en rouge, couverts de motifs dorés ! Ah ! cette faune pittoresque au coude à coude ! Ces éventaires branlants qui proposent des mets croustillants et pourtant inquiétants ! La population s’agglutine dans ces artères étroites. On voit, sur les trottoirs, des gamins joueurs et des vieillards immobiles, momifiés par le temps. Des pousse-pousse ! Des véhicules plus insolites encore ! Des caisses entassées contre des façades d’immeubles. Des femmes poussant un ancien landau reconverti en caddie et qui se tord sous une charge extravagante. C’est terrible et grandiose ! Flash brutal sur l’Asie dans son bouillonnement.
La Rolls roule au pas. Le conducteur klaxonne et la foule s’écarte. Parfois, l’avant du vénérable véhicule heurte une hanche, un derrière. Celui qui est ainsi télescopé s’écarte sans protester.
Au fur et à mesure qu’on s’enfonce dans ce chinatown, un vague traczir m’empare. Où m’emmène-t-on ? Pourquoi gagner ces rues sordides ? La seule chose qui me rassure un peu c’est la présence de la belle Chiang Li. Si l’on me voulait du mal, on n’emmènerait pas la jeune fille dans cette expédition.
La Rolls semble de plus en plus grosse dans ces méandres de plus en plus étroits. Coupons-nous à travers ce quartier pour gagner du temps ? Cela m’étonnerait.
Soudain, sans que rien ne le laisse présager, la voiture stoppe. Le chauffeur saute de son siège pour ouvrir la portière à Chiang Li. Le garde du corps de Miss Lamoon (et quel corps !) l’imite et me fait signe d’en faire autant.
Nous nous trouvons devant un immeuble d’un étage, avec un toit genre pagode. Il est peint en rouge vif. Les entourages des fenêtres sont verts. Tu te croirais chez Paul Bocuse. D’ailleurs, il s’agit également d’un restaurant.
Le driveur pousse l’un des deux ventaux et le tient ouvert pour permettre à Chiang Li de pénétrer. Bon prince, il continue de le maintenir ouvert à mon intention. Je suis la môme, hypnotisé par son popotin hallucinant. J’entrerais plus volontiers dans son cul qu’à la Trappe, comme dit le roi Baudouin quand il se rend incognito à un concert de Madonna.
Une âcre odeur m’agresse. Composite. Musc et friture, gingembre et alcool de riz (ce breuvage qui paraît avoir été dégueulé six fois de suite avant de vous être servi). C’est bas de plaftard. Des ventilateurs brassent l’air poisseux. De la fumée ouate les nombreuses lanternes qui pendent au-dessus des tables. Des clients clapent. Les serveurs portent des costumes chinois : pantalon de soie noire, blouse mordorée où l’on a brodé des dragons éructant, tout feu tout flamme. Calotte ronde, noire, affublée, sur l’arrière, d’une petite natte de velours.
Chiang Li traverse le restau enfumé. Tout au fond, se trouve une seconde salle, petite celle-là, au centre de laquelle se trouve une seule table. Celle-ci est surchargée de chauffe-plats alimentés par des bougies. Une cohorte d’assiettes sont disposées sur cette surface chauffante, qui contiennent des mets franchement appétissants. Moi qui suis un inconditionnel de la cuisine chinetoque, je peux t’annoncer que mes gustatives font du home-trainer. À cette table unique, un unique convive. En bleu croisé, chemise blanche, nœud pap’ gris. Au premier regard, tu comprends que cet homme n’est pas n’importe qui ! D’abord, il est beau. Ensuite, il a ce qu’au cinoche on nomme « une présence folle ». La cinquantaine, un visage de Jaune modifié par un sculpteur grec. Chevelure abondante, portée longue et nouée sur la nuque par un ruban de soie. Chiang Li possède ses yeux. Un regard intense, bien lisible. La bouche est également charnue et d’un dessin parfait. Seule entorse aux belles manières : sa façon de briffer. Un Italien, fût-il de la bonne société et un Asiatique de qualité, bouffent au lieu de manger. Le Rital aux prises avec ses spaghetti et le Chinetoque (ou assimilé) qui s’explique avec son bol et ses baguettes perdent leurs manières aristos. Ils s’empifrent. Note que pour l’Italoche ça ne dure que le temps de la pasta. Sa dernière tagliatelle aspirée, il redevient gentilhomme de table, alors que l’Asiate continue de se propulser la tortore dans la clape avec une prestesse d’écureuil survolté.
Nous nous avançons jusqu’à lui, Chiang Li et ma pomme. Le garde du corps reste à l’intersection des deux salles séparées par une double porte laquée noire.
Mister Kong Kôm Lamoon repose son bol, ses baguettes de tambour et s’essuie les lèvres. Puis il se dresse. Il est grand, bien découplé. Découplé, je trouve ce terme très infiniment con. Je ne sais pas pourquoi, il fait artificiel, prétentiard. Pour moi, un mec bien découplé, c’est un gazier qui s’est séparé de sa compagne : il était couplé avec elle, il s’est découplé. Mais enfin bon, je l’utilise en passant, juste pour te prouver que je le connaissais, mais c’est la première et dernière fois, j’aurais honte d’en abuser.
Il murmure dans un anglais maniéré, étudié sûrement à Oxford, voire Cambridge (ou alors dans la banlieue immédiate) :
— Je vous souhaite la bienvenue, monsieur, prenez un siège, je vous prie. Accepteriez-vous de partager mon très modeste repas ?
— Avec plaisir, m’empressé-je. Mon nom est San-Antonio. Commissaire San-Antonio, de la police parisienne.
Là-dessus, je dépose mon inestimable personne sur une chaise de bois doré.
Plusieurs serveurs qui s’empressaient de servir la messe au roi m’affublent d’un couvert. On me prépare du riz dans un bol de fine faïence, des crevettes à la sauce Tieng Fûm.
— Je bois du thé, m’avertit Kong Kôm Lamoon, mais comme vous êtes français, sans doute préféreriez-vous du vin ?
— Non, non, du thé me conviendra parfaitement, abdiqué-je.
Tu parles, avec trois bloody maries dans le cornet, tassés à mort, il ne faut plus que j’en rajoute si je veux « raison gardée » comme disent ces cons de politiciens (toutes tendances confondues) pour se faire croire qu’ils font croire qu’ils ont des lettres ! Toujours des formules à trois balles qu’ils utilisent à tout propos ! Quand je les visionne « sur la petite lucarne », ces poncifs souverains, je m’en claque les cuisses !
Mon terlocuteur n’insiste pas. Sa grande fille admirable et surbandante s’est assise légèrement à l’écart. Elle ne prend pas part au repas, elle assiste seulement à l’entrevue comme « auditrice libre ».
En matière de préambule, je place l’album sur la table, devant l’assiette de mon hôte. Il tarde à s’en saisir, bien montrer son self-control. C’est pas un impulsif. Chacun de ses mouvements est prémédité. Il ne prend l’album qu’après avoir mangé quelques bouchées et bu une gorgée d’oiselet à sa tasse. Lorsqu’il le fait, il parcourt le porte-photos avec application, puis le repose.