Pas le moindre regard interrogateur.
— Vous avez fait un bon voyage, monsieur San-Antonio ?
— Excellent. Singapour Airlines est l’une des meilleures compagnies aériennes du monde.
Il s’incline, comme s’il en était propriétaire (d’ailleurs, qui sait ?).
La politesse asiatique l’empêche de poser des questions. Il attend que je m’explique. J’ai l’impression que je pourrais faire traîner sa curiosité jusqu’à la fin du repas sans qu’il la trahisse.
— Monsieur Lamoon, le prené-je-en-pitié, il s’est passé à Paris, ces derniers jours, des faits que je vais vous relater.
Je suis bien décidé à lui narrer la vérité, mais une partie seulement. Alors je bricole le récit ci-dessous.
— Un garçon de vingt-cinq ans, nommé Daniel Fluvio a été assassiné au volant de sa voiture, place de l’Opéra. Cet individu, sans appartenir au Milieu, avait des activités douteuses. Il travaillait pour le cinéma de façon épisodique. Ainsi a-t-il séjourné à Singapour en janvier dernier en qualité de doublure-lumière dans une production américano-européenne. Doublure-lumière signifie…
— Je sais, coupe Kong Kôm Lamoon.
— Bien. J’ai entrepris une enquête relative à cet assassinat. En fouillant chez la victime, j’ai découvert l’album que voici, consacré à Mlle votre fille. Bien entendu, j’ignorais son identité. C’est en interrogeant l’ami et, occasionnellement, le complice de Fluvio, que j’ai su qu’il s’agissait de la fille d’un très grand industriel de Singapour. Le complice dont je vous parle m’a révélé que Fluvio comptait réaliser une bonne opération financière grâce à Mlle Chiang Li. J’ai tenté d’en savoir plus, hélas ! il m’a été impossible de lui en faire dire davantage. Or, quelques heures après notre conversation, ce garçon a été assassiné à son tour. Devant cet état de choses, j’ai pensé, et mes supérieurs également, qu’un voyage à Singapour s’imposait.
Voilà : du bien ficelé ! Simple et pratique ! L’essentiel ! J’ai passé sous silence Sonia Wesmüler, son mari, son beau-père. Je n’ai pas mouillé non plus la belle Elianor Dakiten. Motus également à propos du « Singe Blanc ». Pas fou, le bourdon ![7]
Les crevettes sont délectables. Qu’à peine les ai-je clapées, on me sert du poulet à la citronnelle, des abalones au gingembre et un truc noirâtre et onctueux, dégueulasse à regarder mais savoureux.
Mon vis-à-vis ne moufte pas. Sa fille est aussi impavide que lui. Drôle d’ambiance, décidément.
— Mademoiselle Lamoon, fais-je, avez-vous eu l’occasion de rencontrer le nommé Daniel Fluvio dont je parle ? Voici son portrait.
Le dabe murmure quelque chose et je te parie les cannes anglaises dont tu te servais quand tu t’es cassé la jambe à ski, contre un séjour à la montagne qu’il enjoint à sa môme de s’écraser. Elle jette une œillée rapide à la photo que je lui présente et secoue négativement sa ravissante tête.
— Vous ne formulez aucune hypothèse à propos de ces événements ? demandé-je à Sa Majesté le king des bazars.
Il repousse son bol de bouffement, pose ses coudes sur la nappe et croise ses mains d’ivoire. Il m’examine par-dessus ce pont de doigts.
— Je suis un homme fortuné, comme tel, j’ai probablement des ennemis, et la sécurité de ma fille est menacée, aussi est-elle étroitement surveillée. Sans doute, l’homme dont vous me parlez a-t-il rencontré ici des gens peu recommandables et, peut-être, ont-ils échafaudé un projet visant à l’enlever ?
— Vous pensez que des gangsters de Singapour auraient besoin de l’aide d’un petit voyou français de passage ? je demande-t-il.
Et ma question me fulgure une idée. Une certitude, ajouterais-je.
Fluvio et Chiang Li se sont connus. Ou du moins, rencontrés. J’en mettrais ta main au feu !
— Merci de m’avoir averti, monsieur San-Antonio, fait Kong Kôm Lamoon. Nous renforcerons la vigilance autour de ma chère fille. À quel hôtel êtes-vous installé ?
— Dragon Palace.
— Vous avez bien fait, c’est l’un des tout meilleurs du pays. Un peu d’alcool de riz ? Ce restaurant possède le plus fameux de la péninsule.
— Non, merci, refusé-je, peu soucieux de consommer un breuvage ayant déjà le goût de la gueule de bois qu’il occasionne.
On se quitte peu après.
— Je vous fais reconduire à votre hôtel, déclare Lamoon. Si vous aviez besoin de me contacter pendant votre séjour, voici ma carte, je donnerai des instructions pour qu’on me passe vos communications en priorité.
— Merci.
Je lui tends la main. La sienne est froide comme son âme.
ANGES
Achille roupille comme un bienheureux. Il a mis son pyjama de soie blanche monogrammé, posé son dentier de cérémonie sur sa table de chevet. C’est un raffiné. Il s’est payé le luxe de faire réaliser deux ratiches en or dans sa boîte à dominos pour créer la certitude que les autres sont véridiques.
Il dort en ronflottant avec cette distinction dont il ne se départit jamais, même quand il se fait mâcher la membrane. Ça produit un léger « tuuuttt » flûté. Son crâne luit dans la pénombre, comme un cuivre sur un tableau de Rembrandt.
Je me retire doucement. Le sommeil me point. Ça vient de la digestion (lady gestion) survenant après ces heures de vol sans pioncer. Je retire mes targettes, dénoue ma cravate et m’allonge sur le couvre-lit de satin broché. Pas joyce comme contact. Aussi prélevé-je l’oreiller afin de lui confier ma nuque. Alentour, c’est le silence. On perçoit tout juste le chuchotis discret du climatiseur, moins perceptible encore que la respiration du Vieux.
Je voudrais faire le point, mais ça s’embrume à grande vitesse sous mon dôme. Les fumigènes de la fatigue qui m’ouatent le bulbe comme dans un spectacle de Hossein.
Ai-je été bien avisé de jouer (presque) cartes sur table avec Kong Kôm Lamoon ? N’ai-je pas obéi à un sentiment de peur ? En somme, en lui révélant ma qualité de poulet (citronnelle) et, (partiellement) l’objet de mon voyage, je l’ai désarmorcé, me suis implicitement placé sous sa protection. Enfin, j’ai agi selon mon vieux réflexe. Cela dit, je crains qu’il n’en sorte rien de positif. Lamoon va étudier le problème de l’album-Fluvio, certes, mais pour son compte. Il ne me fera jamais part des résultats de son enquête à lui. Il a de la gueule, ce personnage, de l’envergure. Il exerce une fascination incontestable sur ses contemporains.
« Et maintenant, me dis-je-t-il, que vais-je faire ? » Bécaud chantait ça à l’époque de son époque. Prince a dû mettre son détective chinetoque, le dénommé (bien nommé) Mâ Jong sur la piste Sonia. Peut-être que cela donnera quelque chose ? Je peux toujours espérer.
Mes yeux se ferment et c’est savoureux. Voilà que j’embarque sur la nacelle des rêves.
Il a raison, Chilou. On a besoin de réparer ses forces avant d’être opérationnel.
Tout de même, avant de vaper complet, je me dis que venir roupiller à Singapour, ça met chère la dorme.
Une notion de présence, un poids léger sur ma couche, me réveillent en sursaut. Il fait nuit, mais une immense fluorescence entre dans la pièce par les fenêtres dont j’ai omis de tirer les rideaux. Je tâtonne pour chercher à mon chevet quelque contacteur électrique. Une main douce stoppe mon geste et reste sur mon poignet. Une voix féminine chuchote « Non, laissez. » En anglais, mais le ton est capiteux tout de même. Je me soulève sur un coude et découvre, assise au bord de mon plumard, une silhouette gracieuse car extrêmement féminine de partout. En un éclair, je suppute des hypothèses. Une jolie souris d’hôtel comme dans les books de Maurice Leblanc ? Ou bien une dame pute qui s’est introduite de force dans ma turne afin de me violer et de violer mon portefeuille ?