Moi, franchement, je me sens drôlement marri. Comme Aubin[1]. M’attendais pas à un tel développement. Je m’écarte de la chignole défoncée pour m’occuper de la dame en rouge. Zob ! Elle a déjà disparu. J’ai beau me mettre à galoper en direction des Galeries, je ne la vois pas. Peut-être qu’une tire l’attendait ? Peut-être qu’elle s’est engouffrée dans la bouche du métropolitain ? Niqué, l’Antoine ! Beau boulot. Madame avait pris ses précautions et alerté une équipe d’équarrisseurs afin de mettre à la raison le gars qui la faisait chanter. Elle est venue au rendez-vous pour que le zigoto à la boucle d’oreille se signale aux tueurs en l’abordant. À partir de cet instant, il était repéré et elle a feint de l’ignorer. Mon petit doigt me dit que cette gonzesse n’est pas une simple petite-bourgeoise dévergondée ainsi que je l’envisageais ; elle dispose d’une infrastructure un peu glauque, non ? Ça m’étonnait, aussi, que je saute sans hésiter sur cette histoire. Mon fameux instinct m’y poussait. J’ai tout de suite reniflé la charognerie sous-jacente.
Y a presse autour de l’homme foudroyé. Des agents font le coup de coude, voire le coup de pied, en plus du coup de gueule pour écarter la foule. J’avis Jérémie, déjà sur la brèche après avoir montré patte blanche, ce qui constitue un tour de force de sa part. Je brandis personnellement ma brèmouze aux pandores en éruption.
— Dispersez cette bande de vampires, les gars ! Quelqu’un a appelé Police-Secours ?
On me répond que c’est en projet, peut-être même en cours.
Sans un mot, Jérémie qui connaît déjà bien les usages me tend le porte-cartes du mort : une chose cradoche, informe, avec dedans des fafs pas chopables avec les doigts, tant ils sont graisseux.
« Daniel Fluvio, né à Nice 06, le 4 février 1966 ; assistant de cinéma », lisé-je. Le domicile porté sur la carte d’identité indique : « 18, rue Ballepeau, Paris XVIIIe ».
Pendant que je l’inventorie, mon pote note la plaque minéralogique de la Golf.
J’explore la boîte à gants. Elle contient une carte de France haillonneuse, le Guide Michelin 1985 et une lanière de cuir tressé à manche, c’est-à-dire un fouet, enroulé sur lui-même. Je palpe le mort et découvre un pistolet engagé dans son jean, contre sa fesse droite.
Jérémie, lui, fait l’inventaire du coffre. Il est content parce qu’il vient d’y découvrir un magnéto de professionnel, type Nagra. Matériel performant, avec une bande engagée dans l’appareil.
— Qu’est-ce qu’on fait de ça ? me demande-t-il.
— Tu le mets dans ta caisse, Noirpiot.
Il murmure :
— Les collègues de l’arrondissement ne vont pas monter au renaud quand ils apprendront notre petit déménagement ?
— Les collègues, je les sodomise, Jérémie. C’est NOTRE crime, non ?
Alors on se carajambe, lestés de notre matériel.
IDIOME
Bérurier déclare :
— Vous me direz pas que la langue française est pas chiée dans son genre ! On dit un hôte pour causer d’une personne qu’est invitée, et une hotte pour l’manteau d’la cheminée.
— Je suis navré, Gros, mumuré-je ; tu ne méritais pas ça. Mais qu’est-ce qui motive ces préoccupations linguistiques ?
Il a un léger haussement d’épaules ponctué d’un petit sourire entendu.
— Des choses, explique-t-il succinctement ; des choses qu’t’apprendreras plus tard.
Respectant son secret avec d’autant plus de scrupules que je m’en tartine le dessous des burnes, je monte au labo rejoindre Mathias et M. Blanc. Ils sont en train d’étudier la bande sonore découverte dans le Nagra de la voiture de feu Daniel Fluvio. Elle offre une particularité, celle d’être impressionnée dans une langue étrangère. Le Rouquin qui en parle huit couramment et en connaît plus ou moins une quinzaine ignore celle-ci. Il écoute, la tête rejetée en arrière, le regard clos, comme s’il s’agissait d’une sonate de Mozart.
— Asiatique, diagnostique-t-il. Très certainement. Mais de quel dialecte s’agit-il ? Mystère ! L’enregistrement, de toute évidence, est le repiquage d’une conversation téléphonique. On a l’impression, à l’intonation, que la téléphoniste donne des instructions à l’autre. Il y a quelque chose de péremptoire dans son débit, alors qu’au contraire, celui de son interlocuteur est bref et comme soumis. Il nous faudrait un orientaliste pour traduire ça.
— Le pistolet trouvé sur lui ? demandé-je.
— Le service des armes va nous révéler d’une minute à l’autre s’il a ou non un pedigree. D’ores et déjà, je puis vous dire qu’il n’a pas servi récemment.
— Parfait. Et toi, Fleur de Lys, tu as constitué une petite biographie du cher défunt ?
M. Blanc sort un carnet. (Un de mon stock, tu sais ? C’est mon papa qui l’avait constitué. J’en ai encore un millier d’avance. Le papier a jauni, mais ça n’a pas d’importance. La couvrante est en moleskine véritable.) Il l’ouvre et y jette un coup de globes.
— Fils d’un épicier italien du Vieux Nice. Études cahotiques. Passe néanmoins le bac. S’inscrit à la fac de droit mais abandonne au bout de quelques mois pour tâter du cinéma. On le trouve sur le plateau de la Victorine où il « bricole ». N’a jamais été « assistant » comme ses papiers le prétendent ; tout au plus aide-accessoiriste.
« Il tombe, voici trois ans, pour une histoire de drogue pas très méchante et s’en tire avec trois mois assortis du sursis. L’année suivante, il est entendu dans une affaire de recel de tableaux volés ; mais on le relâche. Au début de cette année, il est engagé comme doublure-lumière d’un acteur américain dans une production internationale. Une partie du film est tournée en Asie. Il est rentré en février et n’a plus rien fait, officiellement du moins, depuis.
« Il habite toujours à l’adresse figurant sur sa carte d’identité, un appartement sur le versant merdique de la Butte. C’est un queutard effréné, capable de régaler trois frangines dans la même séance. Il aurait même tourné dans des films hard, mais masqué, car il refuse de montrer son visage dans ce genre de superproduction. On l’utiliserait, là aussi, comme doublure. Sexe-doublure, si je puis dire. »
— Eh bien, voilà qui est rondement mené, grand primate, complimenté-je. C’est bon d’être secondé par des gars de votre trempe, messieurs !
Ils aimeraient rougir de plaisir, mais la chose leur est interdite. À Blanc parce qu’il est noir, à Mathias parce qu’il est déjà rouge.
— Ton dix-neuvième chiare a été mis en route ce matin ? demandé-je à ce dernier.
— Pourquoi, commissaire ?
— T’as des traces de foutre sur ton bénouze. Ça sent le coup tiré dans l’effervescence du départ : vite fait bien fait, après avoir avalé sa tasse de caoua. À moins que tu n’aies fait une fleur à une petite greluse de ton quartier avant de venir ?
Son embarras extrême me renseigne.
— C’est ça, hein ? Tu as risqué dans l’extraconjugal, Casanova ! La fête à ta guiguite ! T’as raison : le coup du matin n’arrête pas le pèlerin.