— Pose un pied sur le dossier.
Il hésite, s’exécute. Je trouve un poignard malais fixé dans sa chaussette blanche par une gaine adhésive.
— Ils sont bien équipés, vos scouts, fais-je à Chiang Li, mais ça ne les rend pas plus courageux pour autant. Moi, à votre place, je changerais de personnel.
« L’autre pied, please, beau jeune homme ! » enjoins-je.
Il avait la paire, l’artiste, comme quoi ma prudence est payante. Posséder un pareil harnachement et rester docile parce qu’un quidam te montre un soufflant, voilà qui est d’un être timoré. Je l’aurais cru plus difficile dans le choix des gardes du corps de sa grande fille, Kong Kôm Lamoon !
— Maintenant, descendez de voiture et allez vous placer devant le capot, face à nous, les deux mains sur la jolie statuette d’or, car celle-ci est en or, je parierais ?
Le macaque continue d’obtempérer. Lorsqu’il est en position de l’autre côté du pare-brise, je reviens à la belle.
— La bande sonore dont je vous parle, ma jolie, a été repiquée en plusieurs exemplaires car il nous fallait la multiplier pour pouvoir la soumettre à différents services. D’abord la traduire ce qui, à Paris, n’était pas évident. Le dialecte qui y figure n’est pas courant en France. Heureusement que notre capitale est une pépinière de savants. Nous possédons, au Collège de France, d’éminents orientalistes.
Elle m’écoute d’un air lointain.
— Ces explications pour vous faire comprendre que le secret figurant sur ladite bande ne pourra le rester que s’il y a accord complet entre nous. Songez qu’une copie se trouve déjà à Singapour même, à l’ambassade de France. Elle est top secret, évidemment, mais c’est tout de même de la dynamite pour vous, non ?
Là, je tartine au culot. J’en rajoute, j’épanouis dans les délirades. Faudrait tout de même pas que je dépasse la ligne blanche, ça pourrait éveiller ses soupçons.
Je poursuis :
— Et vous qui vouliez me faire abattre ! Dans quelle situation vous alliez vous trouver !
Je ris. Jaune parce que, franchement, le cœur n’y est pas.
À propos de rire jaune, pourquoi Béru et Pinuche se sont-ils transformés en Chinetoques ? Dans l’effervescence de l’instant, je n’ai pas pensé à le leur demander.
Ils doivent bien avoir leurs raisons, non ?
Moi, toujours est-il que, malgré mes fanfarodomontades, je ne suis pas rassuré. Des gens comme les Lamoon, c’est pas un signe de longévité que de les défier. Peut-on espérer avoir barre sur eux ? Même s’ils ont un cadavre dans le placard et que tu possèdes la clé dudit placard, ils ne sont pas disposés à te servir une pension, histoire de t’amadouer. Un type comme Kong Kôm, y a longtemps qu’il ne se fringue plus au rayon garçonnets ! Ceux qui ont essayé de la lui mettre n’ont pas dû avoir l’opportunité de reboucher leur tube de vaseline !
— Première question, petite pute : comment Daniel Fluvio s’est-il procuré cette fameuse bande ?
Un indéfinissable sourire fleurit sa bouche sensuelle.
— Vous avez eu tort de m’appeler « pute », déclare-t-elle.
— Comment nomme-t-on, dans ce pays, les filles qui sautent sur les hommes et se font prendre à s’en faire éclater le trésor, my darling ?
— Vous avez raté votre mort, déclare-t-elle.
— Comment cela ?
— En neutralisant mon messager, vous vous êtes privé d’une fin confortable. Il allait seulement vous loger deux balles dans la tête et une troisième au cœur. À présent, les choses se passeront moins bien pour vous.
— Amour, délices et orgues, ricané-je. L’amour, nous l’avons fait, et bien fait, m’a-t-il semblé ; les délices vont venir plus tard, selon votre promesse ; quand aux orgues, elles clôtureront les réjouissances.
Je me tais soudain, frappé par la promptitude d’un incident qui m’est peu profitable.
Deux voitures viennent de surgir sur le parking et foncent à tombeaux ouverts jusqu’à la Rolls. Des tires découvertes : une Jaguar et un cabriolet Mercedes.
Le temps que je considère le désastre et il est trop tard : je dérouille une piqûre dans l’omoplate droite. On m’a tiré une fléchette avec une sarbacane. L’as qui vient de réaliser l’exploit a encore le tuyau de bambou aux lèvres. Je sens une brusque paralysie me gagner. « Putain ! me dis-je sans prendre de gants, que souhaité-je ! Pardon : je pâteuse déjà de la matière grise, je voulais dire « quel sot étais-je » en croyant à l’inertie résignée du chauffeur. Tu parles que cette tire est équipée d’un signal d’alarme en relation avec une centrale. Le fumier l’a déclenché sans problème et j’y ai vu que du feu. Une fois branché, le signal en question fournit la position du véhicule. Bien joué ! C’était mieux avisé que d’entreprendre une guerre de tranchées contre moi, guerre dont Chiang Li pouvait avoir à pâtir ! Une balle perdue est si vite retrouvée dans la peau de quelqu’un.
Les deux tires survenantes nous encadrent. Quatre mecs en sautent qui se précipitent sur moi. Le chauffeur largue le capot où je l’avais confiné pour nous rejoindre. Il me lance un clin d’œil ironique. Genre : « Qu’est-ce qui l’a dans le cul, Lulu ? ».
Bien que je me trouve dans l’incapacité absolue de remuer un poil follet, ces messieurs ramènent mes bras dans mon dos et passent d’étranges menottes à mes poignets.
L’un des mecs prend place à l’avant près du conducteur, lequel, selon instructions, branche la capote de la Rolls Corniche ; après quoi il commande la montée des vitres teintées, puis l’arrivée de l’air conditionné. Conditionné, c’est ton pote Sana qui l’est ! À disposition. Impuissant (j’espère que ça ne se prolongera pas outre mesure, je déteste ce mot qu’on devrait bannir de la langue française).
Chiang Li me détronche langoureusement.
— C’est très impressionnant comme effet, assure-t-elle. Vous êtes transformé en une sorte de statue vivante. Tout est bloqué en vous, sauf votre esprit, n’est-ce pas ? Et vous disposez encore de certains de vos sens.
Elle ajoute :
— Je tenais beaucoup à Dug Kong, sa mort va vous coûter très cher.
Tétanisé !
Le nombre de fois que tu trouves ça dans la presse ou les polars.
Avant, je ricanais ! Eh bien, tu vois : c’est ça qui m’arrive. Pile !
Tétanisé. Le naufrage du tétanisé !
Bon, la situation est désespérée, mais c’est pas grave, comme dit Alexandre-Benoît. Un de mes bons potes toubib me répète que chaque jour nous avons des milliers d’occasions de mourir : le corps qui chenille. Et puis on passe à travers.
Comme je suis marmoréen de la cave au grenier, il ne m’est pas possible de piger où nous allons. Je sais seulement qu’on fend la circulance et qu’on baigne dans un flamboiement de lumières, c’est tout. Je ne ressens aucune douleur. Une bûche souffre-t-elle ? Éprouve-t-elle des sensations ? Même quand tu la flanques au milieu des flammes ?
La Rolls Corniche stoppe. Ses portières s’ouvrent. L’on doit rabattre les dossiers des sièges avant, puisque des mains me saisissent. Nous sommes dans les ténèbres. Juste le point rouge du poste de radio qui subsiste.
On m’extrait sans ménagements de la somptueuse guinde, en me halant par les tiges. Ma tronche heurte le sol sans que j’en ressente la moindre douleur. Je suis pris par les cannes et les rames. On me coltine.
De la luce. Une vive lumière. Des odeurs fortes. Tiens, c’est vrai, je suis cap’ de renifler. De la musique niacouaise, lancinante, monocorde.
On gravit un escalier ; ensuite on longe un couloir, crois-je. On passe devant deux femmes dans des tuniques de soie fendues jusqu’aux hanches. Elles s’effacent pour nous laisser cortéger. Des gueules peinturlurées. Cauchemar.