Pour la moucher, j’ajoute :
— Je me trouvais place de l’Opéra quand le petit coquin de Fluvio s’est fait descendre par vos potes.
Elle me file une œillée prompte.
Je poursuis :
— C’est moi également qui ai constaté le décès de votre époux sur le chantier qu’il visitait.
Elle continue de ne pas broncher, qu’à peine son dos s’arrondit légèrement.
J’ajoute :
— Je sentais que vous étiez au courant. Dommage que nous ne disposions pas d’un brin d’avenir, vous et moi, nous aurions des choses à nous dire.
Elle répond :
— Vous faites bien l’amour.
— Je vous retourne le compliment. J’aurais aimé savoir ce que vous maniganciez avec votre beau-père. Il est plutôt sympa, mais il parle peu. On devine l’homme simple, modeste. Il doit faire enlever le bouchon de radiateur de sa Rolls pour faire pauvre.
Elle murmure :
— Vous n’avez donc pas peur ?
— Pour quoi faire ?
— Et vous dites connaître « Le Singe Blanc » de réputation !
— Je dispose d’une faculté exceptionnelle, Sonia : je vis l’instant, seulement l’instant.
— Vous trouvez celui-là confortable ?
— Ne sommes-nous pas assis ? Certes, en ce qui vous concerne, ça manque d’une petite culotte et d’un soutien-loloches. Au fait, je peux vous passer mon veston. Ah ! non, c’est vrai, j’ai les poignets ligotés. Qu’êtes-vous allée faire chez Kong Kôm Lamoon, du moins chez son « bras droit » ? Toucher le prix de la soirée du 28 janvier ?
Elle soupire :
— C’est pour cela que vous êtes ici ?
— Dites, quatre meurtres, ça justifie le voyage, non ?
— Quatre ? s’étonne-t-elle.
— J’espère ne m’être pas trompé dans mes calculs : N’Guyen, à l’Auberge des Chasseurs ; Fluvio, place de l’opéra ; son ami Marien Simon, à l’hôtel Blatte et Confort ; enfin votre époux sur son chantier de Boulogne.
Elle soupire :
— Qui est Marien Simon ?
— Le garçon qui a avoiné votre époux au cinéma pendant que Daniel Fluvio vous « contactait ». Ce n’est pas vous qui avez programmé son trépas ?
— Absolument pas !
Sur ce, le fourgon ralentit. Vire à angle droit, s’arrête. Un double grincement. Je te parie une main de masseur contre la culotte d’un zouave pontifical qu’on déponne un grand portail.
Effectivement, nous repartons, mais pour effectuer quelques mètres seulement.
Et puis, terminus !
Sitôt la porte rouverte, mon sens olfactif perçoit un âcre remugle de port. Odeur de mer, de rouille, d’huile chaude, de denrées accumulées. Très vite, je constate que le fourgon est arrêté devant une échelle de coupée qui donne accès au ventre d’un gros navire noir. Nos ouistitis nous font descendre et nous propulsent sans ménagements (comme on dit toujours dans les livres d’action ; « sans ménagements », tu remarqueras : « Il fut poussé “sans ménagements” contre le mur ») vers les degrés métalliques. On gravit queue leu leu, façon forçats de jadis embarquant à bord du Lamartinière. (Que moi, l’établissement où l’on voulait me voir devenir expert-comptable portait ce nom redoutable et mérité, car ce fut mon bagne à moi, qu’étais à ce point doué pour rien que j’en suis là, aujourd’hui !).
Ce barlu est mixte. Cargo pour fret, paquebot pour passagers. Pas sympa. Sombre. Des plafonniers munis de grillage. Les coursives peintes en vilain brun caca-de-constipé.
On est assumé chacun par deux bougres qui nous conduisent dans des cabines-cellules. Un bat-flanc, un tabouret, un chiotte, un placard de fer. Éclairage inexistant. Près du bat-flanc, des chaînes rivées à la cloison, terminées par des boucles s’adaptant aux chevilles. Je suis entravé. Les deux champions se retirent après avoir éteint. Aucun hublot. Le noir complet. Tu te rappelles Cassius Clay ? Son trou du cul ! En plus sombre, je crois. Propice au recueillement.
Je m’allonge tant mal que bien sur le bat-flanc. Le navire est agité par un halètement continuel, preuve que ses machines sont sous pression. Je me sens « rompu de fatigue ». Tiens, y a des lustres que j’avais pas usé de cette expression à la con. « Rompu de fatigue. » Un jour je t’écrirai un book rien qu’avec des clichés et autres lieux communs. Le langage, faut vigiler mot à mot si tu veux pas chuter dans la misère grisailleuse du pré-dit ! On est viandés par les facilités orales.
Moi, tranquillos — et pour cause ! — je passe en revue les événements. Je t’en refais pas la liste, tu les as encore dans le cigare. La Sonia, je découvre qu’elle est de première grandeur. Maîtresse femme ! Elle était au courant de la mort de son vieux, et je te parie un abonnement d’un an au Gay Pied contre un godemiché à musique, que c’est pas la cousine Laborné (Marinette) qui l’a affranchie. L’assassinat de l’architecte était programmé. Ma main au feu, ou dans ta culotte, ce qui revient au même ! Prémédité ! Je sens tout avec mon gros pif de bien-membré ! Des instincts pulsifs qui m’arrivent, flashent ma comprenette. Mémère est venue à Singapour cette fois-ci, spécialement pour laisser zinguer son julot en toute tranquillité. D’ailleurs, a-t-elle tenté d’ergoter dans le fourgon quand j’ai joué cartes sur table ? La seule chose qui me surprend, c’est l’assassinat de Marien Simon à l’hôtel Blatte et Confort. Elle l’ignorait. Et je la crois lorsqu’elle affirme. Quelle raison aurait-elle de chipoter à propos de cette mort alors qu’elle acquiesce pour les autres ?
Épuisé par la fatigue (tiens : j’ai pas dit « vaincu par la fatigue »), je sombre dans un vilain sommeil pour chauve-souris gavée.
Un mouvement, des bruits, pour un bref instant, me ramènent sur les rivages de la saumâtre réalité. Notre barlu qui appareille. On perçoit des grondements de turbines. Y a des heurts, des secousses, des raclements de chaînes. Où diantre allons-nous ? Le fait qu’on ne nous ait pas liquidés est-il un gage d’espoir ?
Je me rendors. Souche ! Voilà. Dormir comme une souche (un loir, un bienheureux). J’approfuse, tu vois !
Confusément, je devine qu’on sort du port. Le barlu du pilote lance sa sirène pour un long cri d’adieu. Notre navire y répond de même. Le pilote lâche encore un coup bref, nous idem. Salut ! Terminé ! Vogue la galère !
PANURGE
Me lève pour licebroquer. Une chiée que l’envie me taraude. Tout à mon épuisance, je différais. Mais à présent ma vessie ne veut plus jouer. Les vases communicants, c’est inexorable. On compose pas avec.
En pissant, je nous sens chahutés par la houle. Je visionne ma tocante à chiffres et aiguilles phosporescents. Elle marque onze heures vingt. De quoi ? Du matin, du soir ? J’ai perdu la notion. Je dirais plutôt du morninge car j’aurais pas pu contenir ma lancecaille si longtemps.
La faim me taraude. J’évoque avec nostalgie les plateaux d’amuse-gueules que proposait la valetaille de Martin Maldone, hier soir. J’ai souvenance d’un toast aux œufs de caille-mayonnaise qui me fait saliver. Il paraissait grillé à point, juteux, ce toast.
Oh ! merde, la bouffe ! La bouffe ! Sempiternelle. Claper, déféquer, claper ! La fête biquotidienne. La consolation. Un de mes potes boulimiques, un jour, en détresse, me fait soudain : « Heureusement que je mange ! » Le chéri. Fallait le voir tortorer de dos. Cette puissance dans les deltoïdes ! Ce lent mouvement de marée. La manière qu’il engloutissait de tout son corps. Mobilisation générale des organes : estomac, foie, reins. La passivité admirable de ses boyaux, ce gros con ! « Heureusement que je mange. » Moi, ça m’est resté comme doctrine. Quand je vois quelqu’un atteint de plein fouet (autre facilité de langage) par le chagrin, je me dis, à travers ma compassion : « Heureusement qu’il va manger. » Le poulet chasseur, les rognons au madère, le gratin de fruits de mer restent un dernier secours. Le gus (ou la nana) en désespoir, lentement sera happé par ce qu’il happe. C’est la superbe connivence du bide et de l’âme. L’esprit prend sa source dans une bouteille de pommard.