Mangez, le temps fera le reste ! Bande de dégueulasses que nous sommes ! Tripes pleines ! Chieurs ! Cachons-nous, saligauds ! Faisons l’autruche devant le malheur, la tête dans la cuvette de nos chiottes !
À midi presque tapant, ma lourde s’ouvre. La lumière qui me saute aux yeux me fait mal comme un jet d’acide.
Ils sont encore deux, non masqués. En tenue de matafs. Des Asiatiques. Impavides, toujours. Tu ne distingues rien de leurs sentiments dans l’obliquité de leurs regards. Me désenchaînent.
Je boquille un peu en me déplaçant, biscotte l’ankylose. La coursive. Mes compagnons d’infortune quittent également leurs cabines-cellules.
— Salut, mec ! me lance Béru. Si j’te direrais comme j’ai roupillé comme la Loire ! J’sus fraise et dix pots !
On avance file indienne. Le Mastar qui arque derrière moi continue de jacter :
— T’sais, mon numéro d’isnose, hier soir ? Je croive savoir d’où qu’il m’vient. C’est d’puis qu’j’m’ai mis à rédactionner mes mémoires… J’ai la gamberge en surcharge. Ça turbine sous ma coiffe, grand. Un amphigouri pas possible. J’sus plein d’flashes, d’idées bizarrement étranges et singulièr’ment curieuses. Comme des bouffées qui m’viendreraient on ne sait d’où. T’vois, c’te noye, tous ces bourgeois, j’leur causais comm’ si j’ voiliais déjà c’qu’y s’apprêtaient à faire : leurs emmanchages, pipes, broutages, branlettes et consort. D’la prémunition. J’avais qu’à dire et y f’saient comm’ si c’ s’rait été inductable. J’ narrais c’que j’allais assister et y z’accomplissaient c’ que j’esprimais. L’cerc’ magique ! Tu prévoyes et ça s’opère ! Tu penses qu’c’est un pouvoir qu’j’ détiènerais ?
— Probable, lui fais-je par-dessus mon épaule. Souviens-toi, dans cette partie de mes souvenirs que j’ai intitulé Les Prédictions de Nostrabérus, déjà tu montrais des dons parapsychologiques indéniables.
— Mouais, c’est textuel, convient Bérurier. Faudra qu’j’ cultive ça à l’avenir.
L’avenir !…
Quel drôle de mot en ce drôle d’instant dans ce drôle de lieu ! Il a l’optimisme chevillé au corps, Pépère.
Un escalier nous fait accéder au pont supérieur. Là, le barlu devient plus sociable. Les parois sont revêtues de similiacajou (dans mes dictées de la communale, j’écrivais toujours acajou avec deux « c ». Je trouvais qu’un seul ne faisait pas sérieux. C’était de l’acajou de mauvaise qualité). Des baies vitrées laissent entrer le soleil à flots. On voit la mer d’un bleu de drapeau.
Notre cortège est guidé jusqu’au grand salon du navire. Pièce assez vaste, allant d’un bord à l’autre[9]. Y a des couleurs pimpantes, des dorures. Une étendue de fauteuils pelucheux, une scène de spectacle avec un rideau rouge.
Ce qui me frappe, c’est de voir une haie de projecteurs braqués sur les sièges du premier rang. De face, une énorme caméra de télévision avec deux techniciens. Les matafs-gardes-chiourme nous font asseoir dans les fauteuils éclairés. Cette intensité lumineuse qui nous est prodiguée, après notre séjour prolongé dans la complète obscurité, nous brûle les paupières.
Nous voici placés sur un rang. Il y a : Maldone, Sonia, moi et Béru. Un technicien du son vient disposer des micros à la hauteur de nos bouches.
— Non, mais tu penses qu’on va participationner à un’ émission d’téloche ! exclame l’Endoffé.
— On dirait.
Je me tourne vers Sonia Wesmüler. La trouve d’une pâleur de cire. De triste cire. Presque bleutée. Elle s’est défardée au fil des heures. La fatigue commence à diluer son visage. Sa beauté s’efface comme une aquarelle exposée au soleil. Les gonzesses, elles ont bien raison de se peinturlurer, sinon, passé dix-huit ans, elles ne ressemblent plus à grand-chose, privées du concours de la cosmétologie. Mais de toute manière, je les raffole.
Elle est aux aguets, Sonia. Traquée, vaincue, épuisée à force d’appréhension.
Je me penche sur elle.
— Douce amie, lui dis-je, avez-vous vu jouer L’inconnu du Nord-Express ?
— Je ne sais pas, dit-elle, l’esprit ailleurs.
— C’est l’histoire d’un type, dans un train. Il lie connaissance avec un inconnu. Se confie à lui. Son ménage marche mal, il n’est pas heureux. Alors, l’inconnu lui fait une étrange propose : il liquidera son épouse, après quoi, l’autre lui rendra sa politesse en supprimant une personne qui lui sera désignée. Je ne vous raconte pas tout le film qui est passionnant, mais ce point de départ me fait songer à votre propre histoire. Vous ne trouvez pas ?
Elle répond rien. Dans les vapes, la blonde !
Les hommes qui nous entourent sont nombreux : une quinzaine au moins ; chacun tient un pistolet-mitrailleur retenu à sa ceinture par une chaînette.
Le rideau rouge s’écarte. Au beau mitan de la scène, se trouve un écran de cinoche d’au moins trois mètres sur deux. Un Chinetoque manipule des bistounets sur un cadran proche. Tout cela s’opère en silence. Pas une seule fois je n’ai entendu parler l’un de ces hommes. Ce mutisme a quelque chose de fantasmagorique et donne à notre aventure un climat de cauchemar au ralenti.
L’écran s’éclaire. Une lumière vive mais laiteuse, striée de traits fulgurants s’empare de la toile. Et puis comme une image y naît. Une image chavirée, comme lorsque la caméra est livrée à elle-même. On a branché la sauce, mais on ne maîtrise pas encore l’objectif. On croit voir un mur, le haut d’un lit. Travelling à gauche qui capte une potence d’hôpital à laquelle sont accrochés, comme à un arbre sec, les étranges fruits que sont des poches en plastique gonflées de liquides à perfuser. On dévale le long d’un conduit de caoutchouc, jusqu’à un bras gracile. Une forte aiguille est enfoncée dans la veine d’un poignet, maintenue par du sparadrap. L’objectif, à présent manœuvre, descend le long d’un corps féminin allongé sur une couche et vêtu d’une chemise d’hôpital. Cette dernière cesse. On découvre des genoux, des mollets et tout à coup : le choc. Deux pansements couronnent des chevilles privées de pieds. L’effet ! Je te dis pas ! Saisissant. D’une brutalité sans nom.
Gros plan sur Chiang Li. Elle a la tête sur l’oreiller. Ses traits sont creusés, son regard presque clos, sa bouche retroussée par la souffrance.
— Bonjour, dit-elle. Je vous vois !
Là, l’objectif la perd, décrit un balayage en cent-quatre-vingts degrés, et capte un moniteur (on nomme ainsi, dans les studios, les postes témoin rendant compte de l’émission en cours à ses protagonistes). On nous distingue sur le moniteur. Coup de zoom. Oui, c’est bien notre quatuor. Nous sommes donc en communication directe avec « la Princesse » !
Retour rapide sur elle. Très gros plan, même. Sa bouche devient présente.
Elle dit :
— C’est triste, n’est-ce pas, qu’il vous manque les deux pieds quand vous avez vingt ans !
Un chuchotis. Elle tient par l’énergie, Chiang Li ; plus exactement par la haine. On devine en elle le feu implacable de la vengeance.
— Qu’est-ce ell’ a dit ? demande le Gravos.
Je ne traduis pas, car la fille poursuit :