— Depuis mon lit de clinique, je vais vous juger tous les quatre. J’ai contre chacun de vous des griefs graves.
Là, elle est à deux doigts de vaper. Une main entre dans le champ et lui tend un minuscule flacon de porcelaine dont elle respire l’orifice avec préciosité. Il s’agit d’une de ces décoctions chinoises aux usages multiples : appliqué sur une blessure elle la guérit ; respirée, elle insuffle l’énergie ; prise par voie buccale, elle combat les maux de ventre ou les refroidissements. La panacée, quoi !
Effectivement, la blessée reprend de la vigueur. Elle se saisit d’une poignée pendant d’une potence et, en grimaçant, se remonte quelque peu sur son oreiller.
— Martin Maldone ! appelle-t-elle. Levez-vous !
Le beau-dabe de la môme Sonia se dresse, gauche et blafard. Il est déjà conditionné, le con, transformé en inculpé docile.
— Je vous accuse de m’avoir trahie, fait Chiang Li.
— Mais… non ! balbutie mollement le bonhomme.
— Si ! Vous étiez en affaires depuis très longtemps avec mon père, et c’est vous qui lui avez révélé mes activités secrètes. Niez-vous ?
Maldone hausse les épaules.
— J’ai cru bien faire… Vous êtes si jeune… Je vous connaissais peu tandis que j’étais au mieux avec Kong Kôm Lamoon.
Il se tait.
— Vous m’avez trahie ! répète Chiang Li avec une faroucherie que tu peux pas savoir combien.
Du coup, devant cette opiniâtrerie sans réplique, « l’accusé » baisse la tronche. Elle lui fait donc si peur, la « Princesse » ?
— Pour ce terrible préjudice que vous m’avez causé, je vous condamne à mort ! tranche l’irascible amputée.
— Oh ! non ! exclame le gus. Oh ! non !
Chiang Li appelle :
— O !
Un mec qui se tenait à l’écart dans le salon du bateau, s’avance face aux objectifs. Un type jeune, beau, chinois, vêtu à l’européenne. Il s’appelle « O ». Juste une voyelle. T’imagines sa signature à cégigo ? Un trou du cul ! « O ».
Chiang Li le considère sur son moniteur. Elle lui jacte en chinetoque. Le beau garçon écoute avec ferveur, puis s’incline. Il sort une boîte chromée de sa poche intérieure. Dedans, il y a une seringue pas plus grosse que mon petit doigt. Il s’approche de Maldone, lequel dénègue comme un perdu. Mais deux matafs « s’occupent » de lui.
Un qui le ceinture par derrière, le second qui lui tient le bras en avant.
Le beau Chinetoque enfonce son aiguille dans une veine. Ça ne dure pas plus de quatre secondes. Et encore, j’exagère ! L’opérant récupère sa seringue, la replace soigneusement dans sa boîte et va reprendre sa place initiale.
Maldone est hébété, flageolant. Plus livide, y a qu’un mort ! Et encore : un pas frais ! Les deux gardes le forcent à s’asseoir. Ils l’attachent au dossier de son fauteuil au moyen d’une sangle de cuir.
— Vous n’éprouvez rien, n’est-ce pas ? demande Chiang Li.
Il ne répond pas. Impossible. Hébété par sa trouille.
— Et cependant, reprend-elle, dans moins d’un quart d’heure vous serez mort, monsieur Maldone. Vous éprouverez brusquement une grande bouffée de chaleur. Tout se bloquera en vous et vous mourrez dans un violent spasme douloureux. À vous, madame Wesmüler ! Debout !
Sonia essaie de se dresser, mais elle chancelle trop et un garde la soutient.
— Vous, déclare Chiang Li, vous avez assassiné en France un homme à qui je dois beaucoup, mon cher N’Guyen Van Chou. Vous avez agi à l’instigation de mon père.
Quand elle évoque son père, son nez délicat se fronce et elle a une crispation des mâchoires. On pige que le grand respect et l’infinie tendresse dont elle entoure son géniteur dans la vie, c’est du royal bidon. Frime et poudre aux yeux ! Cette connasse est la vipère que Lamoon a chérie, gâtée, protégée. En réalité, et pour des raisons qui me demeurent obscures, elle le hait plus que tout au monde.
Elle continue :
— Reconnaissez-vous avoir fait sauter la tête de N’Guyen d’un coup de fusil ?
Sonia secoue la tête.
— Non, non, je…
— Si vous niez, je vais donner des instructions pour qu’on vous fasse avouer, car je suis certaine de la chose, et vous regretterez d’avoir menti !
Comme pour diverser, Martin Maldone émet une espèce de toux brisée. Il se crispe sur sa chaise, violit, se met à trembloter. Sa bouche est béante, son regard proéminent. Quelques soubresauts et il s’affaisse. (S’il n’avait pas les mains entravées, j’aurais écrit : « il touche son cœur et sa fesse », parce que c’est très drôle comme calembour. Ça fait beaucoup rigoler : les gendarmes, les douaniers, les stewards, les prêtres, les agents de maîtrise, les employés au Gaz de France, les garçons de bureau, les internes de garde, les pédés, les diplomates en poste dans un pays sous-développé, les caissières de grands magasins, les dames-pipi, les dames-caca (ce sont souvent les mêmes), les cosmonautes en orbite longue durée, les grands malades, les coureurs cyclistes, les chercheurs (quand ils ne trouvent pas), les détenus, les avocats, les juges d’instruction, les instituteurs en vacances, les professeurs en cours, quelques plombiers, mon éditrice, Bertrand Poirot-Delpech, Jean Dutourd, Jacques Attali, Jérôme Garcin, le nonce apostolique, Alain Prost, Maurice Rheims, Patrice Dard, D.D. Sardat, Antoine de Caunes, Lady Di, et six cent mille autres personnes encore dont je fournirai la liste un jour que je serai à court d’inspiration.)
Mais bon, ce con de Maldone n’ayant pas l’usage de sa main, impossible qu’il touche son cœur et sa fesse. Il s’affaise simplement, perdant, presque simultanément l’usage de la vie.
Ce décès annoncé paralyse Sonia.
Chiang Li murmure :
— Je l’avais prédit. Madame Wesmüler, je vous repose la question : avez-vous tué mon cher N’Guyen Van Chou ?
— Oui, fait Sonia dans un souffle.
Toujours dans ces instants de grande tension : « dans un souffle » ! Je te recommande bien. Ça fait partie du jeu. Si on n’avoue pas ce genre de truc « dans un souffle » t’as raté le coche. T’es un lavedu écrivailleur. Une bouche d’égout inutile.
— Très bien, fait Chiang Li, qui cache son triomphe en respirant de nouveau le contenu du flaconnet.
Un temps assez long s’écoule. Chiang Li récupère.
— Pour ce forfait vous méritez également la peine de mort, dit la gracieuse Chinoise, si ravissante en plein, malgré ses pattounes nazées, si exquise baiseuse, mon vieux !
Charogne, comme elle t’emporte le copeau ! Et ce frifri asiate ! Pas du tout le musc, il sent, comme l’eût affirmé Pierre Loto, lieutenant de vessie, qui prenait du rond comme un forcené, je m’ai laissé dire ! Les Chinoises sentent le musc ! Incontournable dans les littérances extrêmorientales. Le musc ! Les cervidés, oui. Mais les Chinoises, elles sentent la chatte, comme nos pétasses de par ici. La chatte, mon vieux, avec tout son registre depuis la tendance 5 de Chanel jusqu’à la culotte négligée !
— À l’issue du procès, reprend-elle (elle appelle ça un « procès ». C’en est un, après tout, dans le style Ceaucescu. Un, deux, trois, quatre, cinq et cinq qui font dix : out ! Feu ! Poum ! Au tas ! Justice expéditive est faite), vous serez enfermée dans une cage grillagée lestée de fonte et plongée dans la mer. Mais vous serez immergée très lentement, centimètre après centimètre, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que votre bouche contre le grillage. Asseyez-vous !
La pauvre Sonia ne se le fait pas répéter.
Dans son lit de souffrances, Chiang Li renifle encore un petit coup de regonflette. Ça ne lui donne pas des couleurs, vu ses origines, mais ça la requinque un chouïa. Elle présume de ses forces. Sa haine est trop impatiente. Elle aurait dû attendre plusieurs jours avant de nous « juger ».