Elle le biche parce qu’un bifton qu’on vous tend, n’importe les circonstances, si tu ne le griffes pas d’urgence, c’est que t’es con ou manchot.
— Écoutez ça, chère petite madame ! lui supplié-je, vous m’en donnerez des nouvelles.
Et je rémoule du Nagra. La jactance retentit, plein tube.
— Vous comprenez ce qui se dit, n’est-ce pas ?
Elle écoute et opine.
— Bouddha soit loué ! Vous pouvez me traduire au fur et à mesure ?
Elle paraît toute siphonnée. C’est le mot « traduire » qui la perplexe, probable. Son vocabulaire français n’est que professionnel et ne s’applique qu’aux arpions, cors, œils-de-perdrix, durillons. Et puis cette expression : « au fur et à mesure ». Si t’es pas de langue française à l’origine, va te faire mettre ! Tu sais l’en quoi ça consiste, le « fur et la mesure », ta pomme, si t’es albanais, belge au auvergnat ?
Je complète donc.
— Expliquez-moi ce qu’on se dit dans cet appareil, lui supplié-je aimablement.
La mère, elle se dit qu’un luron qui démarre une converse avec un bifton de deux cents points est bon à satisfaire, des fois qu’il se fendrait d’une postface de la même écriture.
Je remets la bande à zéro et rebranche. J’en laisse filocher dix secondes et j’interromps.
— Alors ?
Elle se concentre, cherche les mots pour traduire.
— La femme dit qu’elle parle au nom du Singe Blanc de Singapour et qu’il faut décider le plan 4. Elle dit…
À cet instant, quelqu’un se met à gueuler dans la pièce. Tu dirais un roquet qui japperait en malais. Pourtant j’ai remarqué personne en entrant. Surpris, je scrute la pénombre et finis par apercevoir une étrange créature couchée sur un grabat, dans un recoin. Ça ressemble à un champignon moisi, ça a le goût du champignon moisi, mais c’est néanmoins un être vivant. Une espèce de minuscule vieillard décharné, parcheminé, momifié, à peau grise, au regard blanc comme deux trous dans tes volets. Plus tout à fait un être, plutôt chose fuligineuse et abasourdissante ; il est vêtu d’un training bleu sur lequel y a écrit « Adidas ». Un presque cadavre asiatique en survêtement, voilà qui te déconcerte la rétine. Instantanément la pédoche a clos son moulin à déconne. Le vieillard poursuit ses glapissements exténués qui s’en vont de lui comme les ultimes pets d’une diarrhée.
— Que dit monsieur ? demandé-je, car je déteste ne pas entraver ce qui s’exprime en ma présence.
Elle ne répond pas.
— Il ne veut pas que vous poursuiviez ? insisté-je-t-il.
Mutisme.
— Écoutez, madame, fais-je, vous n’êtes pas les deux seuls Malais habitant Paris. Si vous refusez de me traduire ce qu’il y a là-dedans, je n’aurai pas de mal à trouver quelqu’un d’autre pour le faire.
Alors la petite crevure ancestrale qui se démène sur le grabat se dresse. Un mètre quarante-cinq, le vénérable. À la verticale, sa ressemblance avec un champignon s’accroît. Il est menu, freluquet, avec une tronche disproportionnée et ridée. Tête de mort, ou bien réduite par les bons soins de la maison Jivaro and Co.
Il clopine jusqu’à nous et m’invective à bout touchant dans sa langue maternelle.
— Bâhartoikonar ! il écrie. Késtuféchiépôvkon ! Tuhmbâ lékouil ! Taï la rhouthanvitès ! Mélaï Hadja dâr dâr.
Il est aveugle, le morpion chenu. Il m’apostrophe juste à partir de l’oreille gauche, c’est des postillons perdus. Faudrait qu’je cause pour qu’il me repère et rectifie son tir bacillaire ; mais je préfère me disperser sur la pointe des nougats. N’en tout cas, je biche : on vient de toucher du gros bigntz comme j’aime.
Curieux, ce Fluvio. Curieuse, cette dame en rouge. Curieux, ce téléphone enregistré qui ressuscite tout à coup un vieux cancrelat à l’agonie. J’espère que Mathias va nous dégauchir un linguiste capable de décrypter ce texte. Il doit être vachement sulfureux ; contenir de la dynamite pour que le bonze malais interdise à sa fille (ou petite-fille, voire arrière-petite-fille ?) de m’en donner le sens. Il trépignait, l’ancêtre. En vérité, IL AVAIT PEUR !
« Le Singe Blanc de Singapour. » Ça rime à quoi ? Là encore, je compte sur le Rouquemoute pour éclairer ma lanterne. Et le plan 4, hein ? T’as une idée de ce qu’il signifie, toi, le plan 4, glandu à ton point ?
Je sens que nous avons du pain sur la planche, à la Maison Pébroque.
STUDIOS
Les studios des Buttes-Chaumont (qui ne chôment pas). Un gardien, pas si tibulaire que ça, me regarde surviendre d’un œil faussement assoupi de crocodile au soleil. Ma carte lui arrache un sourire. Sa prunelle droite se dilate. Conjonctivite ?
— Je voudrais voir Jean Néralbe, dis-je.
— Plateau 2 ; si le rouge est mis…
— Je sais, j’attends le vert. J’ai mon permis de conduire, vieux, qu’est-ce que vous croyez ?
Sur le 2, ils sont en train de tourner un feuilleton promis à un grand succès intitulé « Les Petites Goulues ». Y a pas de feu du tout quand je me pointe, vu que les deux immenses portes sont béantes car on apporte un élément de décor qui représente simplement la tour Eiffel. Ça s’active, ça gueule. Des machinos, des électros, des accessoiristes se bousculent dans une effervescence qui peut sembler confuse au profane mais qui correspond à un rituel bien établi de chienlit organisée. Pour parler à quelqu’un dans ce tohu-bohu, c’est coton. Pis que lorsque tu demandes l’adresse d’un bon bordel à des gens pris sous un bombardement. J’avise enfin une gentille personne, avec un chrono suspendu au cou et un tas de feuillets sur les genoux. Elle se tient sagement assise dans une zone relativement épargnée par le séisme, et écrit fiévreusement.
— Navré de vous déranger, fais-je, vous pourriez m’indiquer Jean Néralbe ?
Elle finit par relever la tête, me trouve à son goût puisque ses jambes s’ouvrent insensiblement. Enfin une scripte en jupe ! On n’avait pas vu ça depuis Henri IV. Ses talons sont accrochés à la barre transversale de son haut tabouret. Je me dis que si je trouve le moyen de m’accroupir un tantisoit, je vais avoir une vue féerique sur la sylve amazonienne prise d’avion. Je bigle autour de moi, avise une malle d’osier, m’y dépose. Ça grince comme un rafiot à l’amarre, mais j’obtiens le panorama désiré.
— Jean Néralbe ? elle répète pour nous donner du temps et ouvrir plus copieusement ses parenthèses.
J’en bredouille du regard.
— J’adore la couleur parme, fais-je.
Elle a un vague sourire.
— Moi aussi.
— Je sais, fais-je, puisque c’est la couleur de votre petite culotte. C’est curieux de la part d’un homme aussi viril que moi, mais les tons pastel m’attirent, surtout lorsqu’ils s’appliquent à la lingerie féminine. Je parie que vous portez aussi du vert Nil, du bleu lavande et du rose praline à l’occasion ?
— Gagné !
— Je paierais n’importe quel prix pour pouvoir assister à un essayage général et faire mon choix.
Elle soupire :
— Vous alors, vous ne volez pas votre réputation !
— Parce que vous me connaissez ?
— Ce serait malheureux ! Il y a deux ans on a tourné un portrait de vous pour FR 3, vous ne vous souvenez pas de moi ?
— Vous portiez un jean ?
— Il me semble.
— Alors je n’ai pas pu vous remarquer : je suis jupiste jusqu’au bout des ongles et n’aime que les femmes qui s’habillent en femme.
Elle rit.
— Seule leur partie inférieure vous intéresse ?
— Mon regard entreprend toujours une fille par le bas ; si elle met des pantalons, il s’arrête à la ceinture.