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« Et puis, au début de l’année, un grain de sable a grippé les rouages de la machine inexorable de la belle. Un garçon s’est pointé à Singapour. Un désœuvré, un presque voyou à la bite infernale. Français. Un pas grand-chose ! Un rien du tout ! Daniel Fluvio. Bricoleur dans le cinoche, mais grand organisateur de partouzes. Il s’était incorporé à l’équipe d’un film, employant ses nombreux temps mort à mettre sur pied (si je puis dire) des parties de trou du cul. La vedette du film, le producteur ricain, le cascadeur, d’autres, beaucoup d’autres !

« Au bout de quelques jours, la chose s’est sue dans la jet society frelatée de Singapour. Fluvio a tout de suite connu un franc succès car un tas de gens voulaient « en être ». Entre autres Martin Maldone, homme d’affaires européen établi ici. Un gars tous terrains, bizarre : il tripote dans des combines louches, épouse en seconde noces une Hindoue, se passionne pour la parapsychologie et raffole des parties fines. Le voilà donc « client » de Fluvio. Il n’est pas seul de l’endroit. Chang Li, cette exaltée du frifri, alertée par la rumeur, se fait “introduire” (vous me pardonnerez le terme, patron) dans le cercle des exaltés du cul rassemblés par Fluvio. En devient, là comme partout, la reine ! Car elle est une star des sens, patron. »

— Taisez-vous, Antoine, je sécrète ! râle le Birbe, un escargot dans la saumure ! Et alors ?

— Elle consacre dès lors une partie de ses journées aux fêtes galantes du jeune Français, à croire que les trouvailles de notre compatriote priment les raffinements asiatiques.

— Toujours pareil, émet Achille : chez nous, on n’a pas de pétrole, mais on a une bite ! Et on sait la faire fonctionner !

— C’est cela, applaudis-je. Superbe définition, monsieur le directeur.

— Et après, mon enfant ? roucoule le pigeon déplumé.

Tiens, je croyais qu’il savait tout, le Fameux ?

— Chiang Li commet alors une grave imprudence. Pendant ses séjours prolongés chez Fluvio, elle continue de vaquer à ses « affaires occultes » et téléphone souvent depuis la suite du gredin. Ce petit mec a du flair. Il sait qui est Chiang Li, s’est même constitué un petit album souvenir la concernant, car elle le fascine. Il la sait richissime et ça suffit.

« Curieux de la voir s’isoler régulièrement pour lancer des coups de fil, ce madré entend s’informer et, en douce, branche un magnéto sur sa ligne. C’est ainsi qu’il recueillera des communications qui, hélas, ont lieu dans un dialecte dont il ne sait rien. Il consulte alors Martin Maldone. Celui-ci parle le malais-chinoqué. Ces enregistrements sont pour lui une révélation : Chiang Li est devenue l’une des têtes secrètes du “Singe Blanc”. Son effarement est total. Il demande rendez-vous à Kong Kôm Lamoon et lui déballe le pot aux roses.

« Ce que furent les premières réactions du roi des bazars, je ne le lui ai pas demandé. L’incrédulité, probablement. Mais un bandit de son envergure se doit de creuser la question, de “l’explorer à fond”. Il ouvre une enquête et finit par réaliser que Maldone ne l’a hélas pas berluré. Il est bel et bien trahi par sa chère enfant, et également par N’Guyen, son âme damnée. Dans un premier temps, il décide la mort de cet homme. Mais il s’agit d’y aller mollo. Son décès rapide et brutal risquant de donner l’éveil au clan Chiang Li.

« C’est Maldone, son allié désormais, qui va trouver la solution. On va envoyer N’Guyen pour affaires en France et là-bas, Sonia, sa belle-fille, veillera à ce qu’il ait un accident. Étrange personnage que Mme Wesmüler. D’où vient-elle ? Qui est-elle ? Une aventurière sans doute, au passé chargé, qui a fait un mariage discret pour se faire oublier. Vous pourrez, si son cas vous intéresse, mettre des enquêteurs sur le sujet, monsieur le directeur. Et également sur Martin Maldone. Cela dit, l’un et l’autre ont péri dans cette étrange aventure et, selon la formule consacrée : “l’action de la justice est éteinte”. »

Le Dabe boit une gorgée de thé.

— Paix à leurs sombres âmes, déclame-t-il. Nous avons assez à faire avec les vivants pour ne pas perdre du temps sur le passé des morts.

— Amen, applaudis-je.

Je perçois un froissement dans la pièce voisine. Je vais couler un œil ultra-discret. Deux malabars, poussant un vaste chariot à linge sale, déménagent « la literie » du Vieux.

— Donc, la Wesmüler a tué N’Guyen, s’impatiente ce dernier.

— Nous n’en doutions pas, patron. Hélas pour elle, un garnement l’a aperçue sur le balcon. Et alors, c’est là que, comme souvent, le hasard nous en met plein la gueule : le petit brigand en question est un ami de Fluvio. J’ai appelé Paris et j’ai eu Jérémie Blanc. Il a pu retrouver le dénommé Michel Cramouillet à Lyon, d’où il est originaire, planqué chez une vieille tante à lui. Le gars a avoué. Il a bel et bien raconté l’histoire de l’Auberge des Chasseurs à son ami Daniel, lequel a compris le parti qu’il pouvait en tirer.

« Le côté inouï de la chose, monsieur le directeur, c’est qu’il a voulu faire chanter Sonia sans savoir qu’elle était la belle-fille de Maldone. Le magnéto et la cassette de Chiang Li dans sa voiture, étaient sans rapport avec la femme Wesmüler. Il conservait ce matériel en se disant qu’il aurait peut-être la possibilité de faire traduire la cassette en France car Maldone avait noyé le poisson à propos du texte mais le petit bandit avait flairé du louche, et le louche, c’était son violon d’Ingres. Il savait qu’il détenait un truc explosif et attendait son heure.

« Bon, j’en reviens au cinéma, quand, avec la complicité de son pote Marien, il fixe rendez-vous à Sonia après avoir évoqué la nuit du 28 janvier pour l’ébranler. Elle, que fait-elle ? Elle appelle son beau-père à Singapour, lequel alerte Lamoon. Celui-ci dispose de moyens d’action illimités. Que la jeune femme se rende place de l’Opéra, “le nécessaire sera fait”. Et le nécessaire a été fait. »

Il a fini de se colmater les brèches, le dirlo. Il tamponne d’un geste léger ses lèvres minces avec sa serviette.

— Et la mort du mari ? Hein, gros malin ? Vous avez l’explication de la mort de l’architecte ?

— Vous préféreriez me la dire ?

Et alors, tu vas voir le type pas croyable qu’il est, Chilou dans son genre. Baderne, hâbleur, vieux con, jusqu’au bout des ongles, mais chef flic pourtant. Sachant dégainer quand il le faut.

— Si vous voulez, Antoine. Depuis la mort de N’Guyen, il a des doutes à propos de sa femme. Mais comme il est amoureux, il les refoule. Seulement, l’agression du cinéma le fait réfléchir et alors il regimbe, questionne, montre les dents. La belle Sonia qui commence à en avoir assez prend la décision fatale : elle alerte Maldone, comme elle l’a fait pour Fluvio. Son beau-père lui conseille de le rejoindre d’urgence. En son absence, on clarifiera la situation à Boulogne-Billancourt.

Je méduse pis que le radeau que tu sais. Comme si les murs de Géricault me chutaient sur la bouille !

— C’est juste, patron. Comment savez-vous cela ?

Et lui, très simple :

— Mais, petit con, parce que je sais tout !

Il n’y a que vaille que vaille !

J’achève le récit de nos exploits à Singapour. Ma rencontre avec Chiang Li, puis avec son papa. La scène de radada dans ma chambre, l’intervention du garde du corps, celle miraculeuse du Gros qui me sauve in extremis, le bordel enchanté avec sa machine à broyer les étalons fourbus. Et puis le reste. Tout le reste et son train d’enfer… Le mage Béru. Notre évasion grâce au don surnaturel de Bibendum…