— Nous ne souhaitons pas investir Paris. Seulement traverser pour nous rendre à Charenton !
— On sait ce que cela signifie ! riposta l’officier commandant la porte. Une fois à l’intérieur vous vous y retrancherez et M. de Turenne nous taillera tous en pièces ! Or, ici, on veut la paix ! Alors allez-vous-en !
— Que l’on aille au moins chercher Monsieur ! Il est lieutenant général du royaume, il saura…
Isabelle n’entendit pas la suite. Mademoiselle venait de lui crier dans les oreilles :
— Je vais le quérir ! Et je vous jure que je vais le ramener ! Allez faire ce que vous pouvez à la porte Saint-Honoré…
Mais Isabelle n’obtint pas meilleur résultat. Cette porte aussi demeura obstinément close et elle put voir, les yeux remplis de larmes, la petite armée défiler le long du rempart pour tenter de gagner Charenton en faisant le grand tour de Paris par le nord quand le chemin de la Seine eût été si facile ! Elle réussit cependant à dénicher le président Viole qui jouait un peu sur les deux tableaux et accepta de s’entremettre : on allait proposer à Condé d’entrer dans Paris. Mais seul !
— Jamais il n’acceptera ! se révolta-t-elle. Cela sent trop le guet-apens…
Et, en effet, il refusa mais confia à Viole un billet pour son amie :
« Il me serait infiniment doux, mon cœur, de chercher dans vos bras un moment d’oubli de ce cauchemar mais vous êtes de trop bonne race pour ne pas me comprendre… »
Cependant Mademoiselle n’alla pas voir Monsieur son père. En passant chez elle, elle trouva Mme de Fiesque, une de ses amies, qui la rassura en affirmant que la paix venait de se conclure et serait annoncée dès le lendemain. Soulagée d’un grand poids, elle se fit servir à souper et s’en fut se coucher… sans imaginer un seul instant que la journée du lendemain la rendrait célèbre devant l’Histoire.
Ce lendemain, le 2 juillet, au petit jour, à peine les soldats de Condé avaient-ils pu s’installer sur leurs positions qu’ils étaient pris à revers par les troupes royales. La bataille du faubourg Saint- Antoine commençait et bientôt fit rage avec une violence navrante entre Français. On se serait crus revenus aux guerres de Religion ! Quinze mille hommes s’y affrontèrent dans l’espace réduit du faubourg. Trois mille allaient y perdre la vie principalement parmi les Condéens qui se trouvèrent acculés à la porte Saint-Antoine. Si elle ne s’ouvrait pas, c’en était fait d’eux…
Ce que voyant, Mademoiselle, grimpée sur le rempart, redescendit à toute allure, enfourcha le premier cheval venu et se précipita au Luxembourg pour obtenir de Monsieur son père les clefs des portes qu’il conservait par-devers lui.
Naturellement, Son Altesse n’était « pas bien du tout ! ». Le malaise ne l’affectait pas au point de garder le lit – la chaleur était telle que « l’on y marinait dans son jus » – mais il s’était transporté sous les ombrages de ses magnifiques jardins où, étendu sur des coussins, il se faisait éventer en buvant des boissons fraîches. Cette vue hérissa son héritière :
— Que vous prélassez-vous, mon père, tandis que l’on s’entretue à quelques pas de vous ?
— Et que voulez-vous que j’y puisse, ma fille ? Ces gens-là sont fous ! Se battre par une pareille température !… C’est du délire !
— Peut-être mais vous devriez être avec eux ! N’êtes-vous pas l’allié de notre cousin Condé ?
— Certes, certes… pas au point de me précipiter à sa suite toutes les fois qu’il lui prend de faire l’imbécile !
— Mais c’est sa vie qu’il joue et on compte déjà des cadavres par centaines ! Si vous vous sentez trop… souffrant pour leur porter secours, donnez-moi l’ordre d’ouvrir la porte Saint-Antoine contre laquelle Turenne est en train de les écraser !
— Vous dramatisez toujours tout ! Je n’ai pas cela sous la main !
— En voici un que j’ai pris dans votre cabinet ! Il n’y manque que votre signature !
Il eut une mine boudeuse qui lui allait trop bien :
— Et si nous les laissions s’étriper ? Nous aurions enfin la paix ! Et je vous verrais volontiers…
— Rien du tout ! Signez… si vous ne voulez pas que je me jette au milieu d’eux du haut des remparts !
— Vous quoi ?
— Vous avez parfaitement entendu ! Signez, vous dis-je ! Sinon vous vous apprêtez à vous déshonorer et je ne vous suivrai pas sur ce chemin-là !
Monsieur signa puis s’étendit de nouveau sur ses coussins en pensant que les enfants étaient parfois une lourde charge. Mademoiselle était déjà à cheval et fonçait vers le lieu du combat où elle remit l’ordre à M. de La Louvière qui commandait la Bastille et la porte qu’elle défendait, après quoi elle s’engouffra dans l’escalier menant sur le couronnement de la forteresse.
Là, elle ordonna la mise en batterie des canons pointés sur le gros de l’armée de Turenne tandis que la porte Saint-Antoine semblait éclater sous la poussée de ceux qui y étaient acculés. Il était grand temps qu’elle leur livre le passage ! Encore un peu et Condé et les siens étaient pulvérisés. Une seconde après les canons tonnèrent, visant leurs poursuivants qui se replièrent en bon ordre. La bataille de la porte Saint-Antoine était terminée et Mademoiselle prenait place dans l’Histoire de France : on l’appellerait désormais la Grande Mademoiselle !
En fait, le seul vainqueur c’était elle, ce qui n’empêcha pas les gens qu’elle venait de délivrer de s’attribuer la victoire mais comme, de son côté, Turenne en faisait autant, mieux valait ne pas chercher plus loin. Quoi qu’il en soit, dans les rangs des rescapés, les dégâts étaient considérables : plusieurs amis du Prince, dont M. de Clinchamp, étaient tués, d’autres gravement blessés comme Nemours et surtout La Rochefoucauld atteint au visage par une balle qui lui était entrée dans un œil et ressortie par l’autre…
Mme de Châtillon arriva sur les lieux en compagnie de Mme de Nemours venue lui demander son aide comme à Montargis, qui pleurait des larmes amères devant le brancard de son époux. A cet instant Mademoiselle sortait de la Bastille et, encore toute chaude du combat, tomba telle la foudre sur Isabelle qu’elle accusa d’être « la cause de tout ce drame avec les soi- disant pourparlers qu’elle avait menés avec Mazarin ». C’est tout juste si elle ne l’accusa pas de s’être vendue à lui8.
Isabelle riposta en accusant Monsieur – qui n’avait toujours pas bougé ! – d’avoir une fois de plus trahi ses amis. On les sépara mais elles se retrouvèrent un peu plus tard chez l’abbé d’Effiat qui habitait tout près et invitait les dames à se réconforter chez lui.
En fait la défense d’Isabelle était aisée puisqu’elle n’avait agi qu’avec l’approbation de Condé et de ses amis. Quant à Mademoiselle, rendue à elle-même après avoir reçu les remerciements de Condé, elle devait écrire aussi : « Ce ne fut pas avec la tendresse qu’il aurait dû me marquer » et, deux lignes plus bas : « Son indifférence m’est si rude à supporter ! » De toute façon, l’épouse du héros revenant à la vie après une douloureuse fausse couche, cet espoir de mariage disparaissait.
De leur côté, Mme de Longueville et son jeune frère écrivirent de Bordeaux : « C’est avec une extrême joie que nous avons appris le combat du faubourg Saint-Antoine et que vous vous portez bien après une affaire aussi gaillarde que celle-là… »
Pour sa part, Isabelle était rentrée chez elle où, dans la nuit, elle reçut son Prince venu chercher le repos du guerrier…