— Je sais pourquoi, soupira François, soudain assombri. Il s’en est expliqué un jour avec Monsieur le Prince, sous le sceau de la confidence, mais il se trouve que je l’ai entendu sans le vouloir.
— Si vous essayiez de ne pas mentir… au moins à moi qui vous connais à la perfection ? coupa sa sœur avec un sourire.
— Soit, j’ai écouté ! Non sans émotion ! C’est l’homme qu’il hait et pour la plus humaine des raisons : du jour où il s’est incliné pour la première fois devant la Reine, il en est tombé amoureux. A la mort de Louis XIII, elle l’a porté au pinacle, lui confiant sans discernement ses fils et le royaume.
— Peut-être l’aimait-elle ? Il est suffisamment beau et vaillant pour cela !
— Il n’en a rien dit mais Condé pense qu’il a été son amant et que… Finissons-en ! Cela tient en quelques mots : Mazarin est arrivé, Beaufort a conspiré contre lui et s’est retrouvé à Vincennes pour cinq ans. Qu’il n’a pas purgés puisqu’il a réussi l’exploit de s’évader du donjon ! Qu’il ait collectionné les maîtresses ne signifie rien. Il aime toujours et jamais il ne mettra son épée au service de l’Espagne.
— C’était une infante, pourtant ?
— Certes… et il a conspiré avec elle contre Richelieu parce qu’il la savait malheureuse et a même songé à l’enlever…
— Quoi ? L’enlever ? La Reine ? Il fallait être fou.
— Il l’était ! Depuis la folie est partie, l’amour est resté. A présent l’infante a disparu, reste la mère du Roi qui se veut toute française comme lui !
— Belle histoire ! soupira Isabelle après un instant de réflexion. Que ne vous inspire-t-elle !
— Moi, depuis l’enfance, je me suis donné un héros dont la gloire m’a ébloui une fois pour toutes ! Je le suivrais jusqu’en enfer… jusqu’à l’échafaud s’il le fallait !
Isabelle se signa rapidement :
— Songez un peu à notre mère ! A vingt ans, elle a vu mourir son époux qu’elle aimait ! Ne lui enlevez pas un fils qu’elle n’a jamais pu lui mettre dans les bras ! Ni à moi un petit frère que j’aime toujours tendrement !… Songez-y ce soir en vous endormant !
— Vous ne voulez pas rester encore un peu ? demanda-t-il après l’avoir embrassée.
— Non. Je voudrais être à Etampes pour la nuit.
— Vous risquez d’avoir du mal à passer. Le maréchal de Turenne a réussi à y enfermer les troupes de Condé que commande Chavagnac, et jusqu’à Paris il doit s’en trouver encore d’autres ! A tout hasard, je vais vous donner un sauf-conduit mais si vous parvenez à rejoindre Monsieur le Prince, ne vous montrez pas trop dure envers lui !
— Comment donc ! ricana Isabelle. Je vais le remercier et le féliciter, voyons !
— Sacrée tête de mule, écoutez-moi au moins ! Je ne devrais pas vous le dire mais je sais qu’il est entré dans Paris avec une sorte de doute ! Oh, l’accueil de la ville a été triomphal ! Pourtant… je le sens fatigué de ces combats sans cesse recommencés ! Et si la Cour y mettait un peu du sien…
— Que veut-il de plus, à la fin ? Mazarin erre quelque part hors de nos frontières avec ses nièces et ses gens ! Il n’a plus de logis, plus de meubles, plus de livres ni d’œuvres d’art ! Il est exilé en un mot !
— C’est ce que l’on voudrait nous faire croire ! En réalité il aurait juste franchi la frontière de l’est… escorté d’une petite armée ! Il échangerait même des messages cryptés avec la Reine…
— C’est en faisant des suppositions en l’air que l’on commet les plus grosses bêtises ! Si vous pensez cela, cherchez Mazarin au lieu de rester tranquillement dans votre taupinière et administrez-lui la raclée qui le renverra d’où il venait… à moins que vous ne choisissiez d’en débarrasser la planète définitivement !
— Vous voilà bien sanguinaire ! Mais vous n’avez pas tort ! Et peut-être vais-je suivre votre conseil !
— En prenant tout de même soin de votre personne, petit frère ! Il se trouve que je vous aime beaucoup !
C’était le moins que l’on puisse dire et en reprenant place dans son carrosse Isabelle ne pouvait empêcher son cœur de se serrer, même si elle n’avait rien appris de nouveau. Elle savait d’expérience quel charme puissant Louis de Condé exerçait sur ceux qui se prenaient à l’aimer. Qu’il soit laid, violent, brutal jusqu’à la cruauté parfois n’y changeait rien ! C’était peut-être à cause de cette rayonnante auréole de gloire capable d’éblouir une femme aussi bien qu’un homme ! Encore elle-même avait-elle pris l’habitude de se méfier parce qu’elle était capable de juger l’homme sous le héros mais François, alors même qu’il était encore un enfant, s’était trouvé émerveillé jusqu’à la cécité et, devenu adulte, jusqu’à la trahison ! Le Roi même ne signifiait rien à côté de celui dont il avait fait son idole ! Il le suivrait jusqu’en enfer, jusqu’à l’épée du bourreau si leurs sangs devaient se mêler sur le drap noir d’un échafaud ! Et ce serait infiniment dommage car le dernier des Montmorency portait en lui, avec la folle bravoure héritée de son père, une âme élevée et fière, une intelligence aiguë jointe à un solide sens de l’humour et à un cœur généreux même si son esprit caustique pouvait lui valoir autant d’ennemis que d’amis. Et Isabelle se promit de veiller sur lui et de faire l’impossible pour que ce jeune frère – elle n’était son aînée que de quelques mois ! – puisse s’épanouir au soleil de la gloire autant que son modèle. Sinon plus ! Tout le contraire de la Longueville dont l’amour trouble confisquait la gloire de son frère pour mieux affirmer sa domination sur les hommes, jusqu’à la destruction même du royaume, sous le fumeux prétexte qu’ils étaient « comme des dieux ! » Il fallait pour cela tenter par tous les moyens de le ramener à la raison ! En admettant que ce soit encore réalisable…
En arrivant à Etampes après avoir été arrêtée plusieurs fois le long d’une route marquée par les ravages d’une guerre qu’elle jugeait stupide, elle trouva les choses en l’état décrit par François : les troupes du maréchal de Turenne bloquaient les Condéens de Chavagnac à l’intérieur des murailles dominées par le massif donjon où des reines avaient connu la prison1 et, de ce fait, contrôlaient la route vers Paris.
Ce qui ne veut pas dire que l’on ne cessait de se tirer dessus. On était entre gens de bonne compagnie et la duchesse de Châtillon, élevée par la princesse de Condé et amie de Monsieur le Prince, n’eut aucune peine à se faire ouvrir la ville assiégée afin de pouvoir passer la nuit dans la seule bonne auberge convenable de l’endroit. Turenne en personne l’avait escortée sous les remparts où l’attendait M. de Chavagnac non sans qu’elle eût promis au rugueux mais inflammable maréchal de venir souper avec lui. Il n’y avait pas si longtemps qu’il était éperdument amoureux de Mme de Longueville et prêt à commettre pour elle toutes les folies… sauf trahir le Roi. La seule vue d’un Espagnol le rendait aussi furieux qu’un taureau grincheux en face d’un chiffon rouge agité sous son nez ! Cela dit, c’était un parfait gentilhomme sachant apprécier la beauté. Il se montra du dernier galant avec son invitée qu’il reconduisit jusqu’à la poterne où l’attendait un Chavagnac tout aussi charmé. Et quand, après une nuit réparatrice, vint le moment de reprendre son chemin, Isabelle eut la surprise de recevoir, non seulement un laissez-passer de chacun de ces messieurs mais, en outre, une escorte que d’ailleurs elle refusa :
— Je vous rends mille grâces, messieurs, mais vos passeports me suffiront ! Je craindrais trop qu’après m’avoir fait entrer dans Paris ces messieurs, se retrouvant face à face, ne profitent de l’occasion pour se taper dessus !