Goulas en fit autant, visiblement soulagé. Seul Basile Fouquet demeura assis. Il regardait Isabelle avec une admiration qu’il ne songeait même pas à dissimuler.
— Eh bien, monsieur l’abbé ? Auriez-vous l’intention de prendre racine ?
Il sursauta comme si elle l’avait réveillé.
— Ici ? Certainement pas ! Mais chez vous, madame la duchesse, avec un bonheur inexprimable !
— Je ne vois pas clairement à quoi vous occuper ! Songez plutôt à rectifier vos positions ! Tant qu’elles ne renverront pas Mazarin à Rome elles ne sauraient nous intéresser !
— Me permettez-vous de venir m’en entretenir seule à seul chez vous ? chuchota-t-il tandis que l’on quittait le salon.
— Quelle en serait la raison ?
— Nous ne pouvons tout de même pas en rester là et vous venez de dire, madame la duchesse, qu’il ne s’agissait que d’une prise de contact, intervint Goulas. Or vous semblez tenir pour acquis que d’autres réunions sont inutiles ?
— Absolument pas ! Nous allons même prendre date ! Ce que vous venez d’entendre n’est qu’une réflexion tendant à en susciter d’ultérieures.
— Oui mais… s’entêta Fouquet.
— Ouvrez cette fenêtre et criez le nom de Mazarin : vous verrez le résultat ! D’ailleurs je ne vous apprends rien ! Ne me suis-je pas laissé dire que la journée des Pailles était votre œuvre, monsieur l’abbé ? Sans doute afin de permettre à votre révéré ministre de nous régaler de cette noble, cette grandiose scène de renoncement ?
Un éclair de colère illumina brièvement les yeux du jeune homme :
— Quoi qu’il en soit, gronda-t-il, Monsieur le Prince n’a plus une troupe considérable à opposer aux volontés du Roi !
— Il a celles de Guyenne que l’Espagne…
— Voilà un nom que je refuse d’entendre ! En aucun cas notre ennemie ne doit entrer en ligne de compte !… déclara-t-il, sentencieux.
— Comme vous voudrez ! Tenons-nous-en là pour l’instant…
On décida d’un nouveau rendez-vous pour la semaine suivante.
Informés, Condé et Monsieur donnèrent raison à Isabelle, et l’on envisagea de discuter sur un ton peut-être moins raide. Isabelle eut même la surprise de voir l’abbé Fouquet débarquer chez elle.
Il tomba en pleine séance de pose.
Assise près des fenêtres d’un salon qui déversaient sur elle la lumière d’une belle journée automnale, Isabelle s’évertuait à rester immobile. Ce qui de sa part n’allait pas de soi. Elle portait une robe de velours – assez simple ! – d’un pourpre profond qui faisait chanter l’éclat de ses épaules nues, de sa gorge et de ses bras et servait d’écrin à une chaîne et à des bouquets de magnifiques perles en forme de poire et d’une taille exceptionnelle. D’autres perles – rondes cette fois ! – cerclaient son cou gracieux. Quant à ses mains, si l’une retenait une grappe des mêmes joyaux nacrés, la seconde reposait sur un coussin placé sur une petite table. Mais sur la toile à laquelle travaillait l’artiste – un jeune homme qui n’eut même pas l’air de s’apercevoir d’une présence étrangère ! –, table et coussin étaient remplacés par un lion à la superbe crinière et au regard dominateur qui trouvait le moyen d’avoir les traits du prince de Condé.
— Un moment de patience, monsieur l’abbé, je suis à vous dans l’instant !
— Juste un raccord et je vous rends votre liberté, madame la duchesse, dit le peintre avec un sourire. Vous avez été remarquablement sage aujourd’hui !
— Et vous des plus patients, monsieur Juste ! Puis-je voir ?
— Mais je vous en prie ! fit le peintre en se reculant sur un léger salut.
Elle sauta de son estrade en faisant signe à Basile d’approcher et un moment ils contemplèrent en silence :
— Ce portrait est vraiment splendide, admira celui-ci, sincère. Et quelle allégorie !
— N’est-ce pas ? Monsieur le Prince est aussi satisfait que moi-même. D’ailleurs l’idée vient de lui !
Elle le conduisit dans le jardin où les feuilles dorées d’un orme prenaient des tons d’aurore au-dessous duquel elle s’installa sur un banc de pierre de forme courbe en faisant signe à l’abbé d’y prendre place à l’autre bout :
— Voilà, ici nous serons bien !… Qu’avez-vous de si important à m’entretenir que les innocentes oreilles d’un artiste ne puissent entendre ?
— Peut-être pas si innocentes que cela ! Et nous avons à débattre d’affaires trop graves !
— A ce point ? minauda-t-elle d’un ton léger en caressant la monture d’or de son éventail.
— Pour moi, oui. Je pensais, en me rendant hier à l’hôtel de Condé, trouver en vous une alliée…
— Qu’est-ce qui peut vous laisser supposer que je ne le suis pas ?
— Votre nouvelle position. N’êtes-vous donc plus l’ambassadrice de paix que vous fûtes à Saint-Germain et dont M. le Cardinal a gardé un si aimable souvenir ? Hier vous avez été formelle : point de terrain d’entente avec lui !
Elle releva brusquement ses paupières qu’elle tenait baissées pour planter dans le sien son regard étincelant :
— A qui la faute ? Vous me rendrez cette justice que je n’ai jamais agi autrement qu’en faveur de la paix. Or que cherchait Mazarin en déversant sur moi les flots de ses paroles mielleuses ? A gagner du temps. Un temps qui lui a permis de faire avancer les armées du Roi, de faire cesser le siège d’Etampes, de prendre Montrond et de retenir les coups de M. de Turenne ! En un mot, il s’est moqué de moi – et de Monsieur le Prince par la même occasion ! Et tout cela pour garder sa place de ministre ? Comme s’il n’y avait pas de salut et de prospérité possibles pour le royaume hors de son gouvernement ! Ce ne sont tout de même pas les hommes de talent qui manquent en France ? A commencer par Monsieur le Prince !
— Le génie incarné de la guerre… dont les fureurs sont célèbres ! Qu’en serait-il à la tête du Conseil ? Le Cardinal est l’homme de la paix !
— Qu’il le prouve alors en se retirant puisqu’il en est le seul obstacle ! L’an prochain le Roi sera sacré. Ce sera à lui de choisir ceux qui seront admis en son Conseil…
— Mais le Roi apprécie beaucoup M. le Cardinal !
— Vous confondez le Roi et sa mère ? Non, laissez-moi finir ! J’ai toujours aimé Sa Majesté… et je suis femme. Deux raisons pour comprendre qu’elle puisse être malheureuse de se séparer de l’homme qui a su gagner son cœur, mais qu’est-ce que l’amour d’une femme, fût-elle couronnée, en face de celui de tout un peuple ?
— Si vous le permettez, madame la duchesse, nous laisserons le Cardinal de côté pour un moment. Qu’en serait-il si toutes les autres revendications des princes étaient exaucées ?
Isabelle réfléchit quelques instants avant de répondre :
— Cela me paraît difficile…
— Mais pas impossible, n’est-ce pas ? Surtout si l’on offrait davantage ?
— Quoi, par exemple ?
— L’épée de Connétable pour Monsieur le Prince ?…
— Et… les demandes financières acceptées ? Vous pensez pouvoir y parvenir ?
— Je m’y emploierai de toutes mes forces !
— Mais… pourquoi ?
— Peut-être pour vous regarder sourire… me sourire ? Il n’y a rien que je ne sois prêt à tenter pour acquérir quelque prix à vos beaux yeux !
— Vous… l’abbé ? s’étonna-t-elle, sincèrement surprise.
— Oubliez l’abbé. Je n’ai jamais eu la vocation, et je porte rarement l’habit. Veuillez ne voir en moi qu’un homme, un malheureux que vous avez le pouvoir de rendre fou… ou divinement heureux !