— Jamais ! Au rang où je me trouve on ne peut redouter que la peine capitale…
— Et elle ne vous fait pas peur ?
— Mon père avait vingt-sept ans quand il l’a affrontée en souriant ! Et je me veux sa fille ! Je regrette que le noble jeu d’épées ne soit pas admis pour une femme ! Soyez-en persuadé, l’abbé ! Le temps approche où cette guerre stupide prendra fin et où la vie retrouvera son cours normal lors du sacre d’un roi qu’il fera bon servir sans arrière- pensée !
— Oh, j’en demeure d’accord et je servirai naturellement le Roi puisque je sers Mazarin dont il prise fort les avis…
— … Et dont le noble exil n’était rien d’autre qu’une comédie de plus !
— Pourquoi pas ? Le jeu en vaut bien la chandelle ? Quant à votre prince adoré il se pourrait qu’il ne trouve plus l’existence aussi agréable que par le passé ! Vous non plus d’ailleurs…
— Qui vivra verra !…
Elle lui avait tourné le dos en haussant les épaules et en sonnant pour qu’on le raccompagne à la porte.
Depuis l’ultimatum du 4 octobre les rapports avaient cessé entre la Cour et Condé. Le Parlement était abattu et le peuple réclamait la paix. Les promenades et petites fêtes au camp de Grosbois laissaient supposer qu’elle était en bonne marche. Surtout quand on apprit, le 13, que, fidèle à ce qui devenait une habitude, le duc de Lorraine venait de décamper nuitamment mais, cette fois, Condé ne s’en émut pas :
— Je vais le suivre, Isabelle, confia-t-il à la jeune femme accourue dès qu’elle sut la nouvelle. Je m’apprêtais d’ailleurs à me rendre chez vous pour vous l’annoncer… et aussi apprendre de vos lèvres si vous êtes disposée à m’accompagner.
Encore sous le choc, elle le regarda sans paraître comprendre :
— Que je vous accompagne ?… Mais où ?
— Là où je vais…
— A Nancy avec l’armée du duc Charles ?
— Non. Chez les Espagnols… en Flandres.
— Vous n’allez pas faire cela ? fit-elle, épouvantée. Vous n’allez pas trahir ? Pas vous ?
— Si je veux continuer à vivre je n’ai pas le choix. En dépit de nos efforts communs, c’est ma vie et celle des miens que je vais défendre. Mais c’est la vôtre qui me tourmente le plus et c’est pourquoi je viens vous chercher…
Il la prit dans ses bras où elle se blottit d’instinct les yeux pleins de larmes.
— Je vous aime, ma douce, murmura-t-il dans ses cheveux, avant d’y plonger les mains pour porter les lèvres de son amie à la hauteur des siennes. Dieu m’est témoin que ce n’est pas d’un cœur léger que je pars mais, si je ne vous emmène pas avec moi, les jours me seront cruels… et les nuits plus encore ! J’ai besoin de vous, de votre enthousiasme, de votre incroyable vitalité, de votre sourire, de la douceur de vos bras… de votre corps enfin qui fait de mes nuits un enchantement.
Le baiser qui suivit la fit défaillir. Elle comprit en cet instant qu’elle adorait cet homme et ne rêvait rien de mieux que de le laisser l’emporter, que le bonheur était à sa portée et que jamais peut-être elle ne le retrouverait, mais aussi qu’elle n’était pas libre de l’écouter. Si elle partait, il n’y aurait plus personne pour le défendre et tenter d’obtenir sa grâce quand il n’en pourrait plus de vivre à l’étranger loin de tout ce qu’il aimait. Et puis :
— Je suis désespérée d’être éloignée de vous et pourtant combien je préférerais pouvoir vous suivre… mais comprenez que je n’en ai pas le droit !
— Vous avez tous les droits !
— Sauf celui de vous faire changer d’avis ! Mais rappelez-vous que j’ai un fils ! Même si – je vous l’accorde ! – il ne voit pas souvent sa mère, je serais indigne si je l’abandonnais – pauvre petit qui n’a pas connu son père ! – à la vindicte de la Cour. On lui confisquerait tout comme on vous confisquera tout à commencer par votre magnifique Chantilly. Y avez-vous songé ?
— Je saurai le reconquérir !
— Et cet hôtel ? Et Saint-Maur ? Et cette vie que vous aimiez tant ? Vous êtes Son Altesse royale le prince Louis de Bourbon-Condé mais vous ne serez plus qu’un traître promis au bourreau ! C’est cela que vous cherchez ? Que je meure de chagrin et votre fils de misère ? Alors qu’il serait si facile de faire amende honorable devant votre Roi ? Dignement et en noble équipage…
La porte en s’ouvrant lui coupa la parole. François de Bouteville apparut :
— Pardonnez-moi, Monseigneur ! Je venais vous dire que nous sommes prêts à partir et que…
Il s’interrompit tandis que sa sœur le regardait avec une douloureuse incrédulité :
— Vous aussi, mon frère ? Faut-il donc que le dernier des Montmorency trahisse son pays, son Roi et son drapeau aux fleurs de lys ?
Il courut à elle, prenant entre les siennes des mains qui se glaçaient :
— Vous le savez depuis toujours, Isabelle, que j’ai fait serment d’allégeance à notre Prince bien-aimé et vous devriez être la première à m’encourager, vous dont ce damné Mazarin se joue impunément. C’est à lui seul que nous allons faire la guerre parce que nous estimons que le Roi sera mieux servi quand Son Eminence aura rejoint Satan son maître !
— Dans ce cas tendez-lui une embuscade et pourfendez-le par une nuit sans lune !
— Je ne suis pas un assassin !
— Vous ne me l’apprenez pas. Mais pouvez-vous m’expliquer ce que vous éprouverez quand, au premier engagement, vous marcherez sous les étendards brodés des tours de Castille et des lions d’Aragon pour piétiner ceux aux fleurs de lys dans la boue sanglante d’un champ de bataille et quand vous enfoncerez votre épée dans le corps d’un inconnu dont le seul tort sera d’être français… vous qui rêviez il n’y a pas si longtemps d’obtenir le bâton de maréchal de France ?
— Taisez-vous ! Vous n’avez pas le droit de me dire cela !
— Ah non ?… Et, imaginons que cet homme inconnu ne le soit pas ?… Un ancien ami… ou pourquoi pas M. de Turenne à qui vous vouiez une telle admiration ! Que ferez-vous à ce moment-là, François de Montmorency-Bouteville ?
— Pour l’amour du Ciel faites-la taire, Monseigneur !
— Je n’essaierai même pas parce que c’est impossible ! Mieux vaut nous séparer ! Un jour viendra où elle comprendra que nous avons raison ! Par exemple quand le Roi nous remerciera d’avoir abattu le mauvais génie de sa mère ! Venez à présent ! Nous nous reverrons, Isabelle ! Jamais je ne renoncerai à vous !
Et il entraîna François sans lui laisser le temps d’embrasser sa sœur. Il savait qu’elle s’accrocherait et que l’adieu n’en serait que plus déchirant. Pourtant il se trompait. Foudroyée par cette double séparation, Isabelle, incapable de faire seulement un pas, se laissa glisser à terre, évanouie…
C’est là que Mme de Brienne, sans nouvelles depuis plusieurs jours, la trouva et la fit transporter chez elle où elle la mit au lit avec l’aide d’Agathe. L’effondrement des nerfs d’Isabelle lui ôtait toutes forces. L’excellente femme s’établit auprès d’elle assistée de Marie de Saint-Sauveur et entreprit de la remettre sur pied. Encore ignoraient-elles que l’abbé Fouquet avait répondu à Mazarin, son maître, de la tranquillité de la capitale en vue du retour du Roi, à condition d’en expulser certaines personnes trop attachées au parti de Monsieur le Prince, à commencer par Mme de Châtillon !
Quelques jours après, le 21 octobre 1652, le jeune roi quittait Saint-Germain où il était revenu depuis peu et, à la tête d’une armée, faisait à Paris une entrée véritablement triomphale. Dans un carrosse derrière lui venait la Reine accompagnée de Monsieur, tout sourires…