— Sois tranquille, je n’ai aucune illusion en ce qui le concerne et je serais d’ailleurs fort étonnée s’il revenait. Je l’ai pour ainsi dire chassé…
— Il reviendra ! Je le sens… même si je ne sais pas pourquoi !
— Il prétend m’aimer et, si tu veux tout savoir, il voulait s’installer à Mello… pour me mettre à l’abri en m’affichant comme sa maîtresse !
— Qu’il se montre seulement et je lui casserai les reins ! gronda Bastille en serrant les poings.
— Garde-t’en ! Mazarin le vengerait en t’envoyant au bourreau… et je tiens à toi plus que je ne redoute le personnage. Tu sais où il habite ?
— Officiellement, il loge à l’hôtel de Maupéou, demeure respectable s’il en est puisque c’est l’hôtel familial. Il y vit avec sa mère…
— Femme honorable dont la réputation n’est plus à faire !…
— Mais il aurait un petit logis au Marché Neuf, près de Notre-Dame. Et puis prêtre ou pas, il possède tout de même deux abbayes ! ricana Bastille.
— Je vois ! Si tu veux le faire surveiller par des gens sûrs, n’y manque pas, je te donnerai l’or qu’il te faudra. Moi, on m’interdit toute correspondance avec Monsieur le Prince… et même avec mon frère !
A ce moment précis on gratta à la porte. Agathe entra et annonça que son beau-frère, Jacques de Ricous, venait d’arriver. D’un seul coup le moral d’Isabelle remonta de plusieurs coudées :
— Nous allons recevoir des nouvelles ! Une chance qu’il ne soit pas venu une heure plus tôt !
— Madame pense bien que je l’aurais gardé par-devers moi ! A la cuisine de préférence ! Il a grand besoin de réconfort !…
Jacques de Ricous était en effet le frère de Charles, l’époux d’Agathe, nettement plus âgé qu’elle, et était officier des gardes de Chantilly. Le jeune homme était l’un des courriers de Condé, à visage découvert ou sous déguisement selon les circonstances. Il disposait même d’une soupente à Mello en cas de nécessité…
Garçon sans beaucoup d’apparence – taille moyenne, visage moyen, stature moyenne, cheveux bruns sans nuances mais qu’il habillait parfois d’une perruque associée selon l’humeur à des moustaches, ou d’une barbe ou de tout autre ornement poilu –, curieux comme un chat, il possédait un grave défaut pour un « homme de l’ombre » : il n’était pas d’une folle bravoure, sujet au vertige et douillet comme un chanoine. Mais à l’état naturel c’était un joyeux vivant, aimant le jeu, les filles, le vin.
Tout le monde le connaissait à Mello où il lui arrivait de faire étape quand Chantilly était ainsi qu’en ce moment sous séquestre. Isabelle le trouva à la cuisine en train de se refaire des forces à l’aide d’un pâté de lièvre, d’une miche de pain et d’un pichet de vin clairet.
A l’entrée de la duchesse il sauta sur ses pieds, avala de travers, s’étrangla, reçut de Bastille une claque dans le dos, cracha et enfin s’excusa d’une voix enrouée d’avoir accepté de se restaurer avant d’aller délivrer son message – « c’est que j’avais tellement froid » – et finalement réussit à sortir une lettre de l’intérieur de son pourpoint en s’inclinant.
— Avez-vous d’autres courriers à délivrer ou repartez-vous demain matin ?
— Oui, madame la duchesse, muni d’une lettre, j’espère, que l’on attend avec impatience. Je n’ai d’ordres que pour vous !
— Vous aurez votre lettre ! sourit la jeune femme. En attendant je vous souhaite bon appétit et bonne nuit !
Elle-même remonta s’enfermer dans sa chambre avec le bienheureux message qu’elle embrassa avant de l’ouvrir et davantage encore quand elle en eut pris connaissance :
« Votre présence me manque à un point que je n’aurais su imaginer, avait griffonné fiévreusement Condé. Tout en moi vous appelle et pourtant je n’ai pas le droit de vous faire venir mais, au moins, donnez-moi toutes les nouvelles que vous pourrez recueillir. Peut-être avec le temps sera-t-il possible de nous joindre sans éveiller les curiosités car pour rien au monde mon ange, je voudrais vous mettre en danger… »
La tentation était forte pour Isabelle d’enfiler un ajustement d’homme – elle en gardait un tout préparé au cas où il lui faudrait fuir – et de suivre Ricous lorsqu’il repartirait mais tant que Condé ne l’appellerait pas formellement mieux valait s’en tenir aux décisions prises ensemble… Et puis l’hiver était là, rendant les communications plus difficiles. Et elle ne voulait pas confier de nouveau son fils à sa mère. L’enfant avait pris sa place dans le cœur d’Isabelle et elle le quittait le moins possible. C’était si délicieux de le voir s’éveiller à la vie !
S’il n’y avait eu ces heures de tendresse, elle se fut vite ennuyée dans son château que la neige cerna début décembre. Même le courrier de Paris passait mal. Ainsi de sa correspondance avec Mme de Brienne. La chère femme, clouée au lit par une bronchite, avait beau noircir des pages et des pages à l’intention de son amie pour la distraire, son courrier ne parvenait que spasmodiquement. Il n’en faisait pas moins soupirer Isabelle, qu’elle s’efforçait de tenir au courant des derniers potins de la Cour et surtout de ce qui se passait dans Paris ! La capitale qui s’était prise d’amour pour son jeune Roi ne cessait de fêter son retour. Au Louvre et ailleurs ce n’était que bals, comédies et réjouissances de toutes sortes qui suscitaient de gros regrets chez l’exilée. Quant à Marie de Saint-Sauveur, elle séjournait dans sa famille, en Normandie, où l’on tentait de la remarier. D’ailleurs sa mère était malade et Marie ne quittait guère son chevet.
Cependant le Ciel montra quelque indulgence à la petite duchesse, peut-être un peu trop amie des plaisirs, en lui envoyant deux voisins des plus distrayants qui la sachant isolée décidèrent de la distraire. Tous deux étaient anglais.
L’un, William Croft, « riche et d’humeur tranquille » avait acheté non loin de Mello une assez belle propriété où il se livrait aux plaisirs de la chasse. L’autre, lord Digby, plus remuant, était un original. En effet, homme d’épée avant tout mais privé de roi comme de royaume par le sieur Cromwell, il avait traversé le Channel pour mettre ses talents au service de la France et commandait un petit corps de troupes à Pontoise. Ce qui ne l’empêchait pas – ayant de vastes loisirs ! – de se livrer à des recherches scientifiques prétendument couronnées de succès par la découverte d’une certaine « poudre de sympathie » destinée, comme son nom l’indique, à changer en ami dévoué le plus agressif des mauvais coucheurs.
Un beau jour, ils débarquèrent à Mello et armés d’une bonne humeur qui trouva tout de suite son écho chez Isabelle dont la beauté et l’amabilité les séduisirent tous les deux à la fois, sans éveiller d’ailleurs l’ombre d’une rivalité… mais leur inspira une idée qu’ils gardèrent pour eux dans les débuts… Croft lui enseigna les plaisirs de la chasse cependant que Digby disputait contre elle de féroces tournois de quilles qui firent gagner quelque trente mille livres à la jeune femme.
Les deux compères attendirent sagement d’avoir bien pris pied au château quand ils demandèrent respectueusement à leur hôtesse la permission de lui présenter un seigneur de leurs amis. Et c’est ainsi qu’un matin, nimbé d’un timide soleil hivernal, le roi Charles II d’Angleterre fit son entrée à Mello !
Ce fut pour Isabelle la meilleure des surprises. Le jeune Roi – toujours errant ! – n’était pas un inconnu, loin de là ! Elle l’avait rencontré quelque temps après la mort de son époux alors que lui pleurait son père, Charles Ier, dont Cromwell avait fait tomber la tête sur l’échafaud bâti contre les fenêtres de sa chambre au palais de White Hall. Le prince était passé en France pour venir embrasser sa mère, la Reine Henriette Marie, et sa sœur cadette Henriette auxquelles Mazarin accordait alors une chiche hospitalité dans des pièces laissées peu à peu à l’abandon du palais du Louvre. Ce palais qui cependant avait été celui d’Henri IV, père de la Reine déchue, où les deux réfugiées étaient en droit d’espérer un traitement plus conforme sinon à leur rang, du moins à la hauteur de leur malheur, mais Louis XIII était au tombeau, comme le cardinal de Richelieu, et celui qui régnait ignorait la générosité…