L’Anglais fit une affreuse grimace :
— Aimer tout le monde et en être aimé ? Ne serait-ce pas un brin lassant ?
Isabelle éclata de rire :
— Je suis de votre avis ! Rien de plus stimulant qu’une bonne bagarre. En attendant, allons dîner ! Juste le temps de ranger cette merveille qui a au moins l’avantage d’être offerte dans une boîte ravissante !
Comme prévu, Jacques de Ricous ne fit que toucher terre à Mello, le temps d’empocher la lettre d’Isabelle et d’avaler une grosse tranche de pâté accompagnée d’un pichet de vin… En entendant le galop de son cheval, Isabelle ne put retenir un soupir en songeant à ce qui eût été si elle était partie avec lui… Et surtout comment Condé réagirait.
Huit jours plus tard elle avait sa réponse.
Il était tard et presque tout le monde dormait au château, à commencer par la châtelaine, quand Agathe vint la réveiller sans trop de douceur :
— Levez-vous vite, madame la duchesse, c’est Monsieur le Prince !
— Qu’est-ce que vous dites ?
Elle n’eut pas à se répéter. Isabelle était déjà debout mais Condé lui aussi était là apportant avec lui de puissantes odeurs de cuir, de sueur et de cheval au milieu desquelles une légère senteur d’ambre se frayait un difficile passage. Du geste, il indiqua la porte à Agathe :
— Dehors ! Allez préparer le bagage de votre maîtresse ! Je suis venu la chercher !
Le ravissement qu’Isabelle éprouvait à le revoir s’effondra d’un seul coup :
— N’en faites rien, Agathe ! Ni moi ni M. le duc ne sommes prêts à partir !
— M. le duc ? gronda Condé.
— Mon fils, Louis-Gaspard de Châtillon ! Votre Altesse ne pense tout de même pas que je pourrais émigrer sans lui ? Or il est souffrant et…
— Il ne fait pas froid. Il n’y a qu’à l’emballer chaudement ! Et atteler la voiture !
Allons ! Isabelle allait devoir se battre une fois de plus contre lui !
— C’est à mes ordres que vous êtes, Agathe. Veuillez simplement sortir !… Mais quel est ce vacarme ?
— Mon escorte. Vous n’imaginiez pas que je me déplacerais sans elle ?
— Je n’imaginais rien du tout ! Et ils sont combien ?
— Oh… à peu près cinq cents ! Ils ont faim et soif !
— Toujours votre politique de la terre brûlée quand vous visitez vos amis ? Agathe, veillez à ce que l’on s’occupe d’eux avant qu’ils ne saccagent ma maison ! soupira la jeune femme. Et pour l’amour de Dieu laissez-nous ! Nous avons à parler Monseigneur et moi !
Il ne lui était pas nécessaire de consulter un miroir pour savoir combien elle était belle « dans le simple appareil d’une beauté que l’on vient d’arracher au sommeil », auréolée de sa sombre et brillante chevelure croulant sur ses épaules nues et vêtue, si l’on peut dire, de la chemise de nuit de linon et dentelles franchement hypocrite censée voiler son corps. Au contraire elle planta ses yeux dans le regard fulgurant du Prince.
— Vous savez parfaitement que je ne vous suivrai pas ! murmura-t-elle. Et aussi que votre visite me comble d’un bonheur qu’il ne faut pas abîmer. Alors aimons-nous !… Prenez-moi autant que vous le voudrez puis vous repartirez ! Je sais que vous êtes conscient que je vous suis infiniment plus utile ici qu’en partageant votre exil…
Les paroles moururent sous une bouche vorace. Il l’avait enlevée du sol pour l’emporter sur le lit où il se déchaîna. Jamais Isabelle n’avait subi pareille tempête ! Elle ne laissait aucun doute sur la faim qu’il avait d’elle et elle s’y abandonna avec délices même quand il lui faisait mal. Il la prit et la reprit sans sembler parvenir à se rassasier et quand, enfin, les forces l’abandonnèrent et qu’il s’écroula auprès d’elle, il supplia :
— Laisse-moi t’emmener ! Tu m’es indispensable et j’ai le sentiment que toi aussi tu éprouves la même faim…. quasi douloureuse !
— C’est vrai et je voudrais que cette nuit ne finisse jamais !
— Viens avec moi ! Nous la recommencerons chaque soir !
— Vous savez bien que non… et pourquoi je refuse, même si cela me déchire le cœur ! J’ai un devoir envers celui qui m’a faite duchesse de Châtillon… et surtout envers mon fils ! Il nous faut seulement un peu de patience.
— Patience, patience ! C’est un luxe que je ne puis m’offrir ! Nous sommes en guerre et je peux mourir demain ! Alors hâtons-nous de vivre !
— Mais pas n’importe comment ! Vous aussi avez un fils mais votre femme veille sur lui. Mon fils n’a que moi !
— … Et votre mère ! Ainsi vous ne venez pas ?
— Ne soyez pas inutilement cruel. Cela me coûte suffisamment de nous refuser à l’un et à l’autre quelques jours de bonheur mais là-bas je ne vous servirais à rien !
— Et ici ?
— Qui peut savoir comment tourneront les événements ? Je ne désespère pas, et vous le savez, de vous voir redevenir le plus fier des princes français… alors que vous ne ferez jamais un bon Espagnol ! Vous n’avez donc pas envie de revivre à Chantilly ?
— Oh si !
L’évocation de son beau château – si proche d’ailleurs ! – l’avait atteint mais il en chassa l’image en s’ébrouant à la manière d’un chien qui sort de l’eau.
— Je saurai bien le reprendre sans aide ! gronda-t-il. Et je pendrai la vilaine carcasse de Mazarin au grand chêne qui borde l’étang !
— Belle décoration que vous lui promettez là ! Il mérite tout de même mieux ! Songez que Mazarin n’est pas éternel – on le dit même souffrant ! – et que le Roi grandit ! C’est lui dont il importe de ne pas se faire un ennemi. Rocroi et Lens vous ont valu jadis son admiration ! Si vous la changez en haine il vous écrasera, tout Condé que vous êtes, car il est déjà de ceux qui ne savent pas pardonner !
— Oh, vous êtes agaçante ! L’amour produit sur vous un étrange effet : aussitôt après vous vous transformez en frère prêcheur !
— Je ne veux que votre bien… et surtout votre gloire ! Tant que vous ne l’aurez pas retrouvée je ne connaîtrai pas la paix !
Il était prêt à partir et elle l’attira à lui pour lui donner un long baiser. Et son regard tomba sur la boîte aux émaux posée sur la table à coiffer :
— Joli, cela ! D’où le tenez-vous ?
Isabelle le lui enleva des mains juste avant qu’il ne l’ouvrît :
— Un présent de lord Digby, mais il ne faut l’ouvrir qu’au moment de s’en servir. Ce qu’elle contient est très volatile !
— Votre pseudo-alchimiste anglais a fait une nouvelle découverte ?
— Nouvelle, non. C’est sa fameuse « poudre de sympathie » dont il est si fier ! Il paraît qu’elle fait merveille !
— Que n’allez-vous la déverser sur la tête de Mazarin ! Il deviendrait votre obéissant toutou ?
— C’est alors la Reine qui me prendrait en grippe ! Elle y tient à son Cardinal pour rire ! Et je suis toujours dans ses bonnes grâces ! Sauvez-vous à présent et songez à ce que je vous ai dit !
— Je vais surtout penser aux heures que nous venons de vivre…. Et que nous revivrons ! Je vous le jure !
Un profond salut du feutre gris dont les plumes noires balayèrent le sol, et il était parti. Lentement, Isabelle se dirigea vers l’une des fenêtres dominant la cour du château. Celle-ci était pleine de cavaliers en train d’achever de se restaurer dont plusieurs étaient déjà en selle en suscitant le moins de bruit possible. Dans le jour naissant ce spectacle donnait une étrange impression d’irréalité. Personne ne parlait. Quand Condé apparut au bas des marches, Bastille lui amena sa monture sur le dos de laquelle il sauta en voltige.