— Parce qu’il m’a impliquée, comme ce pauvre Bertaut, dans un prétendu complot ? Elle m’est dévouée, vous avez raison, et je serais ingrate de la rendre un tant soit peu responsable. Je crois que, sous la torture, on doit avouer n’importe quoi parce qu’on ne doit avoir qu’une seule idée : échapper à la souffrance ! Mais revenons-en à la visite que je viens de recevoir et je me demande ce qu’il convient d’en penser. Ce que m’a proposé Hocquincourt sous le couvert d’une déclaration d’amour est tellement incroyable !
— Dites toujours !
Isabelle raconta ce qu’avait été la visite du maréchal mais n’alla pas jusqu’au bout : Mme de Brienne riait déjà. Or, elle en attendait une tout autre réaction :
— Cela vous amuse à ce point ? s’étonna-t-elle, vexée.
— Oh oui ! Et j’espère que nous allons rire ensemble ! Il y a trois ans, mécontent des prétendus passe-droits dont il se disait victime, le maréchal a fait la même proposition à Mademoiselle, par l’entremise du duc de Lorraine alors allié des Frondeurs comme vous le savez. Elle avait accueilli cette offre avec empressement et l’alliance était sur le point de se conclure lorsque le soudain départ du duc Charles et le retour du Roi à Paris ont interrompu les tractations…
— Il a demandé à Mademoiselle de coucher avec lui ? fit Isabelle, incrédule.
— Vous savez bien qu’elle est d’une inattaquable vertu mais quelle souhaite toujours épouser Condé lorsque sa légitime épouse aura enfin pris la sage décision de gagner l’autre monde. A la rigueur le duc de Lorraine aussi aurait pu lui convenir. Vous voyez que les bonnes idées de M. d’Hocquincourt ne datent pas d’hier ! Ce qui ne signifie pas que votre charmante personne ne l’a pas incité à reprendre son projet mais remis au goût du jour… et tellement plus séduisant !
— Doux Jésus ! s’exclama la jeune femme, stupéfaite. Cet homme est en réalité un vieux bandit ! Il oublie que ni Péronne ni Ham ne sont sa propriété !
— Exactement, mais derrière ces démarches il y a la haine féroce dont il poursuit Mazarin. Saint-Forget racontait il y a peu à mon neveu qu’à un dîner de la Saint-Hubert chez le duc de Chaulnes, gouverneur de Picardie, votre amoureux s’est permis des injures si grossières qu’elles ne peuvent être rapportées honnêtement.
— Mais je fais quoi, moi, dans cette histoire ? gémit Isabelle, au bord des larmes.
— Vous allez d’abord dire à Hocquincourt qu’il vous écrive une lettre déclarant qu’il n’y a rien au monde qu’il ne fît pour votre service et celui de Monsieur le Prince. Vous la ferez parvenir par votre messager habituel en y ajoutant un mot de votre main faisant état des propositions déshonnêtes du maréchal. Et vous verrez ce qui en sortira !
— Pour rien au monde je ne voudrais aider Condé à envahir la France ! Qu’il revienne, oui ! Qu’il soit pardonné et retrouve sa place et sa gloire, oui… mais pas de cette façon !
— Cela l’éclairera au moins sur la valeur de ceux qui prétendent se mettre à son service…
Isabelle suivit le conseil de sa vieille amie, obtint la lettre demandée en prenant soin de préciser qu’elle ne donnerait elle-même aucun gage en attendant la conclusion de l’affaire et malgré les théâtrales protestations d’amour du maréchal on en resta là… La lettre, elle, prit le chemin de Bruxelles…
La réaction de Condé ne fut pas ce que l’on attendait. Ses alliés se montrant toujours aussi peu généreux, il transmit la lettre au comte de Fuensaldagne commandant en chef des armées espagnoles en Flandres qui eut l’imprudence de la confier à son secrétaire. Or, ledit secrétaire était… un espion de Mazarin. Et quelques jours plus tard la fameuse lettre se retrouvait sur le bureau du Cardinal.
Celui-ci n’en fut pas autrement ému, sachant les Espagnols guère disposés à engager de grosses sommes. Il convoqua Hocquincourt mais, au lieu de l’envoyer droit à la Bastille, il se contenta de lui reprocher « doucement » ses pratiques avec les ennemis puis rappela ses glorieux services passés et y mit tant d’émotion qu’ils se mirent à pleurer tous les deux. Après une scène aussi touchante, le maréchal ne put mieux faire que protester de son dévouement inaltérable.
Pendant ce temps le secrétaire-espion était soumis à la torture pour lui faire avouer ce qu’il en était au juste et avec une telle énergie qu’il en mourut.
Isabelle n’en sut rien et ne fut pas inquiétée le moins du monde. Hocquincourt avait disparu de son horizon et elle s’en trouva soulagée. Cependant Mazarin ne l’oubliait pas et ordonnait à l’abbé Fouquet d’exercer autour d’elle une surveillance aussi étroite que possible.
Plus amoureux que jamais, il se contentait pour l’instant présent de rôder dans les parages en évitant de se faire remarquer. Or, comme elle était repartie à Mello, ce fut plus difficile. A Paris, il était aisé de se dissimuler, ce qui lui permettait d’approcher le gibier de près. Rien de semblable à Mello, perché sur son coteau avec, en outre, la présence continuelle de ce Bastille et de sa force herculéenne dont la vigilance ne se démentait jamais.
Basile Fouquet prit pension dans une auberge des alentours et dissémina une poignée d’hommes aux abords du château sous des apparences diverses. Il put ainsi constater que deux courriers effectuaient alternativement la navette avec Bruxelles. L’un d’eux, un certain Chéron, fut pris puis relâché presque aussitôt avec des excuses. On s’était juste accordé le temps de copier le message qu’il apportait à Mme de Châtillon. Message d’ailleurs chiffré mais qui ne présentait pas de grandes difficultés à mettre au clair. Il annonçait surtout la prochaine visite d’un abbé Viole, frère du président du même nom, tout dévoué à Condé et quelque peu amoureux d’Isabelle.
Ledit abbé – qui ne devait pas être beaucoup plus catholique que Basile et aimait courtiser les dames – habitait Paris, ce qui permettait de le pister plus facilement. Le jour où il se rendit à Mello, Fouquet vint perquisitionner chez lui – le Cardinal lui avait d’ailleurs donné l’ordre de le faire arrêter dès son retour mais ce que Basile découvrit le laissa rêveur et il en écrivit à Mazarin :
« L’abbé Viole a été arrêté comme il a plu à Votre Eminence de le commander et l’on a saisi tous ses papiers. Les lettres que l’on a rencontrées étaient toutes de… Mme de Longueville qui témoignent de deux choses : l’une était une grande envie de servir Monsieur le Prince et l’autre de perdre Mme de Châtillon en faisant en sorte de détruire son crédit auprès de celui-ci… »
L’intrusion inopinée de la Longueville dans les entours de son frère laissa Fouquet perplexe. Avait-elle enfin quitté Bordeaux pour les Flandres et que venait-elle y faire sinon se débarrasser d’Isabelle par tous les moyens et la pousser à la faute en reprenant l’ancien projet d’empoisonner le Cardinal ? Ce qui devrait être facile, les relations n’ayant jamais cessé entre la châtelaine de Mello et ses amis anglais…
Or, envoyer à l’échafaud celle dont il était maintenant profondément épris ne faisait pas l’affaire de l’abbé Fouquet. Ce qu’il voulait c’était la tenir à sa merci pour en faire sa maîtresse.
Pas beaucoup de tendresse dans cette espèce de passion. Surtout un désir inassouvi et d’autant plus difficile à supporter !
Du même coup l’abbé Fouquet – et Mazarin ! – apprirent que des négociations étaient réengagées entre Hocquincourt et Fuensaldagne. Celui-ci avait envoyé en France un moine nommé Arnolphini, agent politique secret maintes fois employé par l’Espagnol pour des tractations délicates.
En l’apprenant le Cardinal se sentit frémir. Si les places de Péronne et de Ham étaient livrées à l’Espagne, le sort de la France se trouvait compromis. Le temps, en effet, avait coulé. On était à présent au seuil de l’hiver et l’armée était justement concentrée en Picardie. Aussi Mazarin, via la Reine, donna-t-il l’ordre à Nicolas Fouquet, procureur général faisant déjà office de surintendant des Finances, d’envoyer en urgence quelque six cent mille livres pour les besoins de l’armée. En même temps le ministre expédiait le duc de Navailles faire la morale à Hocquincourt dont il était l’ami pour « lui faire voir l’enfer ».