La pensée de son ennemie la sortit de ce fragile bien-être dans lequel elle se laissait bercer. Cette garce l’avait accusée sans la moindre preuve d’avoir voulu assassiner Mazarin. Elle avait même eu le front de l’écrire et les trois semaines de cauchemar vécues à l’hôtel des Fouquet, c’était à cette ennemie acharnée qu’elle les devait, sans compter la disparition d’Agathe de Ricous…
— … Et c’est d’elle dont il faut s’occuper en priorité, dit Isabelle en se redressant, ce qui fit sursauter Bastille.
— De qui madame la duchesse veut-elle parler ?
— D’Agathe, voyons ! Cela coule de source. Dieu sait où elle a pu chercher refuge ! J’espère seulement qu’elle n’a pas commis une folie…
— Quel genre de folie ?
— Est-ce que je sais, moi : se jeter dans la Seine quand elle s’est aperçue qu’elle ne savait plus à qui se vouer ? Elle hurlait dans la voiture qui l’emportait, persuadée de subir le sort de son beau-frère et de Bertaut. Mon Dieu, pourquoi n’être pas venu me prévenir plus tôt ?
— Vous étiez déjà assez malade. Ne vous tourmentez pas, je vais continuer mes recherches. Elle a quelques amis à Paris et il est possible qu’elle ait réussi à rejoindre son époux en Flandres. Je l’en crois très capable !
Le retour à Mello eut une allure triomphale. Tout le pays vint accueillir sa châtelaine qu’il avait cru un moment ne plus voir revenir de Maubuisson. Mme de Bouteville était là, veillant comme à l’accoutumée sur son petit-fils qui grandissait et faisait la joie de tout le monde. Il atteignait ses cinq ans et il allait falloir songer à lui trouver un précepteur aussi compétent qu’agréable à vivre, Isabelle se refusant à envoyer Louis-Gaspard dans un collège d’ici un an ou deux. Elle voulait que son caractère et ses aspirations de vie se dessinent. Pour l’instant, son bonheur était de le voir s’épanouir dans la chaleur de leur tendresse commune tel un champignon sous son arbre.
Il y avait aussi la fidèle Mme de Brienne, heureuse de voir sa jeune amie sortie d’une vilaine affaire dans laquelle on avait craint qu’elle ne se perdît corps et biens tant les pièges tendus sous ses pieds l’avaient été habilement. Elle-même avait inlassablement plaidé la cause d’Isabelle auprès de la Reine, n’hésitant pas à dénoncer le sulfureux abbé Fouquet, pour elle un véritable bouc émissaire, en le chargeant de tous les péchés d’Israël : une façon comme une autre d’attaquer discrètement Mazarin à travers les gens dont il se servait.
Dès l’instant où le cher Cardinal n’était pas attaqué directement, Anne d’Autriche était toujours prête à accueillir une plainte portée par une amie surtout quand il s’agissait de quelqu’un qu’elle aimait bien, et la petite duchesse de Châtillon avait droit depuis longtemps à sa sympathie. Elle lui fit dire qu’elle la verrait revenir à la Cour avec plaisir quand elle serait tout à fait remise de ses épreuves.
Enfin les amis anglais Croft et Digby accoururent dès qu’ils la surent rentrée, chargés de présents tels les Rois mages. La fameuse « poudre de sympathie » s’était révélée inoffensive. Il y avait un autre composant dans les aliments qui en avaient été saupoudrés et comme elle contenait de la vanille on aurait aussi bien pu l’utiliser en cuisine. Et, enfin, on se remit à jouer aux quilles.
Pourtant Isabelle n’était pas heureuse en dépit de deux lettres fort tendres apparues un matin, miraculeusement, sur sa table à coiffer. L’une de Condé, l’autre de François. Pas sur le même ton évidemment car si l’une aspirait au retour d’heures « inoubliables », l’autre « jurait de tailler en pointe les oreilles de M. l’abbé Fouquet » la première fois qu’on le rencontrerait…
Or, ce qui empoisonnait encore la vie d’Isabelle, c’était justement l’insupportable Basile qui ne se résignait pas à mettre un terme à sa folle passion. Il avait conservé la cassette d’Isabelle récupérée lors de l’arrestation ainsi que plusieurs papiers découverts chez Agathe. Lesquels d’ailleurs se résumaient à quelques lettres de son époux, répondant à celles qu’elle lui avait adressées et qui, si elles donnaient maints détails sur la vie en Flandres, ne recelaient entre leurs lignes anodines pas le moindre secret d’Etat et encore moins de projets de conspiration… en apparence !
Cependant, ce que voulait Basile c’était mettre à nouveau sous sa coupe la femme qu’il désirait tant et, détenteur de la fameuse cassette, il faisait courir des bruits. Par exemple il s’y trouvait des lettres très importantes de Condé et de Hocquincourt, y compris les plans de la conspiration visant à la reddition de Péronne et de Ham aux Espagnols. Mais s’y ajoutaient – selon l’abbé – une liasse de lettres évocatrices à lui adressées par Isabelle, mentionnant certaines nuits torrides passées sous les lambris « ô combien sages » de Mme Fouquet. C’est toute cette collection qu’il se mit à menacer Isabelle de divulguer si elle ne se rendait pas à ses désirs. Quelques-uns des billets galants couraient déjà les ruelles. D’autres décrivaient complaisamment les charmes les « plus cachés » de la duchesse ainsi que ses pâmoisons. Isabelle en pleura de honte :
— Jamais je ne lui ai écrit le moindre mot ! s’indigna-t-elle. Sinon pour refuser – à de nombreuses reprises, j’en conviens ! – de le recevoir et de le prier de ne plus m’importuner ! Si ces torchons sont diffusés à travers Paris, je suis non seulement perdue de réputation mais le nom de mon fils est déshonoré !
— Je vais le tuer ! grinça Bastille. Il est temps de le renvoyer à son maître !
— Surtout pas ! calma Mme de Brienne. Vous en feriez un martyr et le Cardinal vous enverrait au gibet ou sur la roue2 !
— Mais enfin que contient au juste cette cassette ? demanda Croft, qui, avec Digby, assistait à cette manière de réunion d’urgence.
— Des billets de Monsieur le Prince, mais dans aucun il n’est question de vie intime. De la tendresse oui et c’est ce qui me les rend si précieux. En dehors d’eux, ceux de diverses personnes…
— D’Hocquincourt ?
— Deux… mais sans grand intérêt sinon le sien propre. En fait d’amour il ne parle que d’argent !
— Ce qui peut nous ramener à la conspiration ! commenta Digby. En tout cas une chose est certaine, ce sacripant doit avoir à sa disposition un bon copiste sachant imiter votre écriture, chère duchesse !
— Quoi qu’il en soit, la seule solution, déclara Isabelle après un moment de réflexion, c’est de lui enlever à tout prix cette maudite cassette.
— Je m’en charge ! affirma Bastille.
— Non ! fit Isabelle. C’est à moi qu’il la rendra. Mais tu viendras avec moi !
— Nous ferions bien de vous suivre avec nos valets, décida Croft. Contre un homme aussi dangereux, il faut s’y rendre en force.
— Pour être accusée d’agression et se retrouver à la Bastille ? Sûrement pas, trancha Isabelle. J’irai seule accompagnée de Bastille… et de mon cocher, bien entendu !
— Et moi par-dessus le marché, que cela vous plaise ou non, intervint Mme de Brienne. Je suis une amie de la Reine ; on n’a jamais rien eu à me reprocher et, si audacieux que soit le personnage, il m’étonnerait qu’il ose se livrer à des voies de fait en ma présence.
Isabelle n’hésita qu’un instant avant d’aller embrasser cette si fidèle amie. Et comme les deux Anglais réclamaient d’être eux aussi de la partie, elle les apaisa en leur confiant sa mère et son fils puisque, malheureusement, il ne restait plus à Louis-Gaspard de défenseur naturel.