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Il faut préciser qu’en France les choses ne se passaient pas partout de la même façon. Dans les provinces du Midi, où régnaient les lois de droit romain, Isabelle aurait hérité seule de la totalité des biens. Mais dans les pays de droit coutumier on comptait jusqu’à douze règles successorales différentes. Tantôt la mère était entièrement exclue de la succession de ses enfants, tantôt elle ne l’était que partiellement, tantôt elle ne recueillait que les meubles et les acquêts. C’était cette dernière disposition que les Coutumes de Paris et d’Orléans, qui régissaient le partage de la succession de Louis-Gaspard, avaient adoptée.

Réapparues comme par magie, les deux sœurs s’empressèrent de prendre possession de plusieurs terres situées en Poitou et en Bretagne sans d’ailleurs faire l’honneur d’une visite à celle qu’elles dépouillaient en partie. Toutefois ce n’était pas assez : restait Châtillon-sur-Loing qu’elles voulaient mettre en vente, mais cette fois Isabelle réagit, poussée par le président Viole et défendue par les sieurs Ferrand et Lavocat – le bien nommé ! – qui étaient les hommes d’affaires des princes de Condé. Elle apprit par eux que son contrat de mariage lui en assurait la jouissance et le droit d’habitation tant qu’elle vivrait.

Sans doute parce que l’affaire n’était pas suffisamment embrouillée, un nouveau personnage survint qui voulut saisir et mettre en vente le domaine sans se soucier des protestations de la duchesse : c’était le maréchal d’Albret qui ne comptait pas au nombre des membres de la famille mais qui avait prêté quelque six cent mille livres à Mme de La Suze – qui aimait un peu trop le jeu ! – sur garantie de la part devant lui revenir de Châtillon. Les conseillers d’Isabelle firent aussitôt opposition à la saisie et par conséquent à la vente en vertu du droit d’habitation… et ce fut le début d’une interminable bataille d’avocats et autres conseillers qui allait durer… au moins cinq ans et dont le seul intérêt fut de secouer le morne abattement d’Isabelle et de lui rendre sa combativité… au grand soulagement de ceux qui l’aimaient.

Pendant ce temps l’Histoire poursuivait son chemin ajoutant de cruelles angoisses à la douleur d’Isabelle au sujet de son frère et, naturellement, de Condé…

La Fronde était bien morte, maintenant, et Mazarin, rétabli dans tous ses pouvoirs après le couronnement du jeune Roi, pouvait donner la pleine mesure de son génie diplomatique.

Après avoir habilement isolé l’Espagne en signant des alliances avec l’Angleterre et avec les princes allemands, le Cardinal incitait Turenne à foncer sans se soucier d’autre chose que libérer le nord du pays. En juin 1658, la sanglante bataille des Dunes livrée pour libérer Dunkerque détruisit la plus forte armée espagnole, Hocquincourt fut tué, Bouteville prisonnier, quant à Condé, il était en fuite ayant échappé difficilement à ceux qui voulaient s’emparer de lui.

Quand elle reçut ces terribles nouvelles, Isabelle sentit l’épouvante s’emparer d’elle. Son amant et son frère étaient toujours condamnés à mort par contumace. Condé était vivant, mais François ? Où était-il ?

— Laissez-moi partir à sa recherche, plaida Bastille. Ici je ne vous suis d’aucune utilité et là-bas je saurai le retrouver. S’il est prisonnier du maréchal de Turenne, il ne doit pas être en danger. Ils ont combattu ensemble et M. de Turenne, qui le connaît, ne pourrait livrer au bourreau la tête d’un soldat qu’il apprécie ! Cessez de vous tourmenter !

Il ne restait rien d’autre à Isabelle qu’attendre !… Et prier ! Ce à quoi elle ne manquait jamais. Elle n’était pas sujette aux théâtrales envolées lyriques à l’instar de Longueville mais pour être moins ostentatoire sa foi n’en était peut-être que plus profonde surtout durant ces jours d’angoisse. En outre elle se rapprocha de sa mère.

La mort de son petit-fils avait cruellement affecté Mme de Bouteville qui se fût volontiers réfugiée à Valençay où son aînée donnait naissance à des enfants avec une belle régularité mais c’était Isabelle qui avait besoin d’elle et pour rien au monde elle ne l’eût abandonnée à son chagrin. Déjà la retraite à Maubuisson l’avait surprise mais au lieu de poser des questions à sa fille c’était à elle-même qu’elle les avait posées. Habituée à la voir s’agiter dans un véritable tourbillon, côtoyant souvent le danger, Isabelle ressemblait de plus en plus à son père. Elle en avait la folle bravoure, la gaieté à fleur de peau, l’esprit mordant et une insatiable joie de vivre. Tout cela s’était brisé contre le cercueil d’un petit garçon suivant de si près l’humiliation imposée par le dégradant amour d’un méprisable espion. Et maintenant la peur d’apprendre que la tête du dernier des Montmorency venait de tomber comme celle de son père, comme celle de son cousin ! Et la guerre, encore la guerre, toujours la guerre ! Et la pire : celle qui opposait le frère au frère, affreusement sanglante et d’autant plus stupide !

Les deux femmes ignoraient, en raison de leur isolement, que Mazarin, rétabli par le Roi dans l’intégralité de ses prérogatives, entendait en finir une bonne fois avec toutes les folies, toutes les imbécillités des dernières années afin d’asseoir solidement sur son trône un jeune Roi de vingt ans dont le caractère s’affirmait de jour en jour tandis que la santé de son ministre commençait à décliner. Il était l’heure pour le Cardinal de poser les jalons de son grand dessein secret : mettre un terme à l’éternelle guerre espagnole en enfermant ses souverains dans le plus judicieux des traités de paix : celui que tissent les liens du mariage. Il ne le confiait pourtant à personne si ce n’est à la Reine, envers laquelle il n’avait pas de secrets.

On pourrait objecter qu’Anne d’Autriche était la propre sœur de Philippe IV mais le temps avait passé, changé, les hommes aussi. Tout était pour ainsi dire à recommencer et, dès après la meurtrière bataille des Dunes, un envoyé secret, le comte de Pimentel, arrivait à Paris sans soulever une curiosité excessive. Avec ou sans Condé on commençait à s’habituer à rencontrer un de ses semblables par-ci par-là. En fait, celui-là venait signer un arrangement provisoire duquel Mazarin conclut que l’adversaire en avait plus qu’assez de la guerre et qu’il accueillerait avec satisfaction une « paix honorable ».

Après pas mal d’allées et venues, de marches et de contremarches plus une montagne de correspondance échangée on finit par décider que le cardinal Mazarin et don Luis de Haro, ministre de Philippe IV, se rencontreraient à la frontière des deux royaumes, dans l’île des Faisans plantée au beau milieu de la Bidassoa, le petit fleuve basque doublant la barrière des Pyrénées. Ce déplacement allait durer trois mois, trois mois singulièrement pénibles pour les articulations rhumatisantes des deux interlocuteurs.

Avec une grande fermeté jointe à une diplomatie extrême, le Cardinal défendit les intérêts de la France sans oublier d’entretenir une énorme correspondance avec le Roi et sa mère. On finit par tomber d’accord pour unir l’infante Maria Teresa à son cousin Louis XIV. Intense contentement de chaque côté des Pyrénées, mais il était encore un peu prématuré de se féliciter et cela pour deux raisons : le Roi ne voulait pas épouser l’infante, d’une part, et d’autre part, les Espagnols entendaient que leur fidèle allié le prince de Condé soit non seulement gracié, pardonné mais recouvre aussi la totalité de ses biens, charges et prérogatives et, là, on pouvait dire que cela coinçait de partout, ceci dépendant évidemment de cela. En tout cas ces deux « détails » semblaient impossibles à contourner.